L’autre jour sur les antennes d’une chaîne de télévision privée camerounaise, quelqu’un a dit: «le poids des mots» est beaucoup moins lourd que «le choc des photos».

Il s’avère que jusqu’à présent, le temps n’a pas encore accompli sa mission de distanciation. Sur la cour de récré d’internet, la bonne fortune des images des morts ou celles des malades agonisants demeure constante. Le débat reste, on le voit, encore ouvert sur ce qui doit ou peut s’offrir à la vue et ce qui devrait demeurer caché ou voilé. Il n’est guère besoin de convaincre qu’après des images fortes d’un Vincent de Paul Atangana (décédé le 12 avril 2022), celles de Martin Magloire Meva’a alias Aï Jo Mamadou (hélas inédites!) ont nourri nombre de publications sur la toile. Chacun d’entre nous en a des centaines en tête. Nous savons ce qu’elles sont. Et, pour les avoir si souvent vues, elles font aujourd’hui partie intégrante de ce sur quoi notre société refuse de réfléchir.
Au prisme des réseaux sociaux qui, semble-t-il, se donnent pour mission de «tout nous apprendre», l’idée centrale est que la vie privée d’un individu tombe, après sa mort, dans le domaine public. On justifie alors l’abolition, après la mort, de cette frontière, nécessaire de leur vivant, entre vie privée et vie publique. Prospère alors la doctrine qui s’accorde à admettre que la mort d’une personne met fin à la distinction de sa vie privée et de ses activités publiques, ou encore qu’il n’est pas souhaitable de contraindre les témoins à gauchir ou à taire un fait concernant la vie privée d’un personnage défunt ou mal en point, dès lors que ce fait est vrai et que sa divulgation semble utile, sinon nécessaire à la compréhension d’un destin, d’un événement. En l’espèce, la photographie de la dépouille mortelle, au domicile du défunt, constituerait une intrusion dans sa vie privée.
C’est que, chez nous, il n’existe plus de point d’équilibre entre un cliché moins traumatisant, satisfaisant les nécessités de l’information, et celui qui sombre dans le sensationnalisme morbide. Chez nous, l’intégration des caméras aux téléphones et toutes les autres innovations technologiques qui servent les idéologies du Web rendent plus que jamais visibles les nudités ordinaires. C’est comme une transgression convenue dans l’actualité des flux, un exploit de tout publier. On entend dire: «C’est un outil génial», «l’image apporte la force du concret». Toutes les conditions sont donc réunies pour que les atteintes aux droits de la personnalité soient sinon déjà fréquentes, du moins à venir, dans le far-west que représente encore aujourd’hui Internet.
Alors, on commence à s’inquiéter à propos de l’application subsidiaire de la loi, à l’heure où images, textes et sons haineux foisonnent sur la toile. Croire que les utilisateurs vont d’eux-mêmes prendre garde à ne pas attenter aux droits d’autrui relève au mieux de l’utopie; étant donné la puissance énorme des images. A ce rythme, il semble beaucoup trop simple de dire que nous sommes juste devenus insensibles ou que nous avons juste été désensibilisés, que nous ne réagissons plus à la vue de ces images, qu’elles ne signifiaient plus rien pour nous. Sans doute, on est déjà habitué à l’horreur et en particulier à l’horreur de certaines images. Mais les gens veulent-ils vraiment être horrifiés? Probablement pas.
Jean-René Meva’a Amougou
