Chaque jour, le site est témoin désespéré et exaspérant du contournement généralisé et incessant de la loi.

«Chaque fois que se lèvera une année se terminant par le chiffre 9, sachez que le bâtiment qui enfanta du nom Poste centrale fête dix ans de plus». De son vivant, Jean-Baptiste Obama tenait pour vrai que l’un des plus grands carrefours de la capitale n’aurait pas pu mieux choisir son surnom qu’à partir de cet édifice construit en 1939. «À l’époque, ce bâtiment était amarré au centre même de Yaoundé… C’était un endroit bien fluide !», affirmait le défunt, érudit des origines de la capitale. Si l’anecdote historique est toujours belle à entendre en 2024, il n’échappe à personne que le lieu évoqué fait gronder les puristes du Code de la route. «C’est devenu un rond-point de grand désordre circulatoire spécifié par la vitesse et l’incivisme des automobilistes. On dirait un lieu d’échange généralisé d’une violence réciproque qui prend certains aspects d’une guerre civile», fulmine Anselme Tchounkeu. À entendre ce promoteur d’auto-école basé à Yaoundé, on ne se doute pas de la richesse des coulisses du site.
Spectacles uniques
Ce 31 juillet 2024, un jeune officier de police (qui requiert fortement l’anonymat) nous prévient: «chercher à tout regarder ici au rond-point de la Poste centrale devient la meilleure façon de ne rien voir au milieu de l’intensité du trafic». Quoi qu’il en soit, nous avons tenté de passer l’épais rideau de la scène et d’observer ce qui se dérobe aux coups d’œil pressés. Comme un verre grossissant, voici qu’apparait un lieu de production de spectacles uniques au cœur de la capitale camerounaise. «Le secret de ces exclusivités à répétition tient semble-t-il au fait que le grand volume du trafic au rond-point de la Poste centrale croise et met plusieurs choses en réseau, et à toutes échelles», explique Anselme Tchounkeu.
Spécificité
Ce que ses mots charrient comme sens suffit à établir premièrement que le site est inscrit au tableau des endroits les plus fréquentés par les automobilistes de Yaoundé. «Un peu plus de 9 millions de véhicules passent par là chaque jour», selon le décompte de la Cellule des études et des statistiques du ministère des Transports. Deuxièmement, «de par sa situation géographique, le rond-point de la Poste centrale est le point de convergence de toutes les grandes artères de Yaoundé», comme l’affirme la mairie de la ville. Troisièmement, d’après le Groupement régional de la voie publique et de la circulation du Centre, «il y a la transversalité de ses usages». «C’est à la fois le passage obligé des personnalités et des visiteurs de marque ; c’est également le support de mise en œuvre de plusieurs politiques urbaines», explique-t-on dans cette unité spéciale de la police. Et quatrièmement, «c’est un espace de pluralité, d’interactions et de symbole historique et citoyen», à en croire Dr Dorine Ngo Ntep, sociologue.
Coquilles vides
Pour toutes ces raisons, certainement, le rond-point de la Poste centrale est équipé d’une multitude de dispositifs technologiques et humains auxquels sont assignées des finalités de prévention des troubles à l’ordre public. Seulement, ici, les institutions ou instruments porteurs de la citoyenneté se sont mués en autant de coquilles vides de contenu et de sens. Les automobilistes s’affrontent sur le plan des valeurs. Les plus puissants tendent à développer des comportements hégémoniques qui menacent le système. «Quand un cortège officiel passe, l’appareillage de l’espace ne le persuade pas. Il monopolise à son profit des secteurs entiers de l’espace en faisant reposer la totalité de son passage sur le statut de ceux qui sont dans les voitures», confie Diane Yemele. Dans son agencement, le vocabulaire qu’emploie la coordonnatrice du Centre d’études et d’expertise sur la mobilité et l’aménagement (Ceema) déclame autre chose: le trafic d’influence. «En ces lieux, il participe à la construction des identités et des représentations. Les situations de victimes dans lesquelles nous sommes en poste ici sont variées et complexes», reconnait (sous cape) un policier. Il nous apprend que ceux qui outrepassent le Code de la route oublient qu’ils évoluent dans un milieu public qui fonctionne avec des règles et des valeurs. Alors, ils mobilisent des paradigmes tels que «sais-tu qui je suis», «sais-tu à quelle table je m’installe».
Dérogations
Suite aux observations réalisées par les flics, des règles implicites régentent la circulation. Il peut être imaginé que le passage des «gros bonnets de la République» donne une impression de patchwork incohérent, une impression d’apocalypse globale qui ne permet pas de savoir pourquoi telle ou telle règle implicite est d’application. Au vrai, la loi ne permet pas toujours de rendre compte de l’ensemble des actes commis par les délinquants en col blanc. À cet endroit, il est admis que ces derniers sont généralement des individus très bien socialisés qui savent jouer avec les règles du système et donner l’apparence de la légalité à leurs actes. «C’est tout cela qui donne le ton ou le bon ton de la posture à adopter en tant qu’automobiliste lorsqu’on arrive au rond-point de la Poste centrale», souffle un fonctionnaire. «Quand une voiture militaire viole le feu, elle bénéficie d’un traitement social de faveur comparativement aux taxis et autres voitures appartenant à des civils», ajoute-t-il.
De façon très générale, nombreux sont les policiers qui invoquent l’utilité et l’urgence des missions sécuritaires. Et de fait, observer le trafic au rond-point de la Poste centrale, voilà un beau pari qui permet de vivre les astuces d’adaptation mise en musique par des civils.
Ping-pong
Ce 31 juillet 2024, sous nos yeux, un homme traverse la rue. À mi-chemin du passage pour piétons, la feue vire au rouge. L’homme, étonné, reste sur place. Il ne fait aucun pas même lorsque les voitures démarrent. Les conducteurs se mettent à klaxonner. L’homme est figé au milieu de la rue, à mi-chemin du passage pour piétons. Un chauffeur sort de sa voiture et se met à l’invectiver. L’homme s’embrouille… Il a beaucoup de mal à interpréter le sens approprié des choses, d’où son comportement bizarre et absurde, parfois spectaculaire, parfois émouvant, parfois drôle, parfois les trois à la fois. «Au-delà de ce que vous voyez, la vérité, c’est que les feux tricolores sont devenus fous», blague un taximan. Malgré l’habitude et la banalisation, mille divagations accusatrices expriment les métamorphoses de l’âme et du symbole des feux plantés ici. Chacun choisit ses leviers pour en parler. Chez les policiers, chacune des entités publiques qui travaillent au rond-point de la Poste centrale le fait de manière indépendante. Au niveau communal, on décharge la responsabilité sur les ministères qu’on évite de citer. Au ministère des Transports, on propose de gérer le problème des feux de signalisation en commun en tenant compte des besoins et des contraintes de chacun. Résultats: certains feux sont éteints depuis des lustres. Et bonjour le supplément de travail imposé aux policiers. Bonjour les accidents.
Jean-René Meva’a Amougou
