« L’ État postcolonial, de par sa prétention à être un État-théologien, avait fini par devenir un des protagonistes centraux du reclassement dans la mesure où il produit des cadres d’action, des régimes de savoirs et des pratiques dont le but final est de faire admettre par les autres agents que le monopole de la proclamation de la vérité lui revient. Or, cette tâche est éminemment théologique. Dire que, dans le droit fil de l’esprit colonial, l’État africain indépendant aspire à l’exercice d’une hégémonie symbolique sur les sociétés indigènes signifie qu’il prétend au monopole d’imposition du principe de vision légitime. Il prétend détenir la vérité au sujet de la façon de nommer le monde africain et son histoire, de la codifier, de découper l’espace, de l’unifier ou de le diviser.
L’ État-théologien, c’est l’État qui ne se préoccupe pas seulement des pratiques touchant à la distribution du pouvoir et de l’influence, aux relations sociales, aux arrangements économiques et aux processus politiques. C’est aussi celui qui aspire explicitement à définir, pour les agents sociaux, la manière dont ils doivent se voir, s’interpréter et interpréter le monde. Ce faisant, l’État-théologien se constitue comme le principe instituant des langages et des mythes d’une société. C’est lui qui a charge de produire les formes de conscience grâce auxquelles les agents se transforment en opérateurs historiques. En structurant cette conscience et en « inculquant » à tous le principe de vision légitime, il pèse de ce fait sur la capacité des agents à orienter leurs pratiques et leurs représentations. Il produit en même temps les catégories de perception, bref les structures cognitives, l’équipement mental à partir desquels les indigènes doivent voir et dire le monde. L’ État-théologien aspire donc, au total, à se faire admettre lui-même comme système culturel et symbolique »
Achille Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1987, pp. 127-128.