Dans une perspective macro-historienne, Pr Charly Gabriel Mbock déplie plusieurs thèmes liés à la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du pays. Pour l’écrivain, anthropologue, directeur de recherche et homme politique camerounais, c’est par vice de conception, de formulation et de gestion, que le «Kamerun» a pris prétexte de la langue anglaise pour brouiller la compréhension et torpiller la solution d’une tragédie politique et socioculturelle nationale abusivement baptisée «Problème anglophone». Selon lui, une série d’enjeux et d’évolutions sont à inscrire au tableau de synthèse du passé et du futur sociopolitique du Cameroun.
Au lendemain de ce 1er octobre 2024, cela fait 66 ans qu’on parle de la réunification au Cameroun, dans un contexte où, depuis 2016, le Cameroun vit une crise dans les régions du Nord-ouest et du Sud-Ouest, avec des terroristes qui ont pris les armes contre la République. Il y a quelques jours, on a appris l’arrestation, en Norvège de l’un de ceux qui sont présentés comme les véritables instigateurs de cette crise. Qu’est-ce que ça vous fait d’apprendre, par exemple, que Ayaba Cho été interpellé en Norvège.
Il est possible d’épiloguer sur les conséquences de cette situation tragique pour notre pays. Je m’efforce de remonter à la source du drame. Parce que, si nous nous limitons aux conséquences, il y aura ce monsieur, il y en a d’autres dans d’autres pays, ce sont des fils du Cameroun. La question de fond serait de savoir comment cela s’est-il fait pour qu’il arrive à certains Camerounais de se retrouver dans cette situation, peut-être de désespoir, où ils peuvent se sentir obligés de gérer par la violence, une violence dont ils se plaignent et que personne ne semble prêt à accorder la moindre attention. Donc, sur le plan méthodologique, gérer les conséquences est une chose. Mais remonter à la source du drame me semble beaucoup plus instructif pour les Camerounais et pour l’avenir du Cameroun. Il me semble que le souci de remonter aux sources permet de rééquilibrer les angoisses, les colères, les frustrations, et de se dire qu’est-ce qui n’a pas marché, et à quel moment y a-t-il eu basculement? C’est le souci du chercheur que je suis.
Le titre de votre dernier nouvel ouvrage est: «Kamerun et si la solution était anglophone», avec un point d’interrogation au bas de cette phrase. Pourquoi?
Kamerun avec «K». Ce n’est pas un hasard, parce que c’est par le «K» que notre pays a été désigné, identifié pour la première fois dans l’histoire. Je n’ai pas la chance d’être historien ; j’en profite pour rendre hommage à un regretté collègue, Daniel Abwa, qui vient de nous quitter. Il aurait mieux parlé de l’histoire du Kamerun. Je ne suis pas historien, mais Kamerun avec «K» signifie beaucoup de choses, parce que c’est à partir du «K» que beaucoup de choses se sont déroulées. Et dans l’ouvrage que vous signalez, que vous annoncez, je signale que c’est la francophonisation de ce nom Kamerun qui a été l’une des sources majeures des problèmes que nous vivons en ce moment.
Autre élément singulier dans cet ouvrage, vous faites référence à Bernard Fonlon. C’est quoi le symbole derrière?
Ah! Bernard Fonlon! Il était surtout un grand homme. Voyez-vous, j’ai eu le privilège de l’avoir comme enseignant à l’université du Kamerun. Il y a des personnes qui ne sont pas que des visages et des cravates. Il y a des personnes qui sont des projets. Comme individu, il m’est arrivé de le dire, nous avons tous un visage. Mais, c’est quand quelqu’un représente un projet qu’il accroche, qu’il attire ma modeste attention. Et Bernard Fonlon est de ces personnages-là que le Kamerun aurait intérêt à mieux connaître ; et c’est à lui que je dédie cette réflexion, ce questionnement sur la tragédie qui mutile des familles au Cameroun.
Je rappelle qu’il est décédé le 26 août 1986 à Ottawa, au Canada. Venons-en au fait, parlant de l’ouvrage. Et d’entrée, vous dites, «le Kamerun a pris prétexte de la langue anglaise pour brouiller la compréhension et torpiller la solution d’une tragédie politique et socioculturelle nationale abusivement baptisée «Problème anglophone». Y a-t-il une problématique singulière derrière cette expression?
Absolument, oui. Parce que, dans les techniques de communication, les mots cachent les choses. «Problème anglophone», aucun problème ne parle Anglais. «Anglophone» signifie quelqu’un qui parle l’Anglais. Mais aucun problème n’a jamais parlé l’Anglais. Or, nos compatriotes qui s’expriment de temps en temps en Anglais se retrouvent dans une situation insoutenable pour eux. Et au lieu d’identifier le problème dont ils souffrent, dont ils parlent, et qu’ils signalent à cor et à cri, on veut coller l’étiquette linguistique à une question sociopolitique de grande douleur.
Je dis «on», parce que c’est un «on» ciblé. Nous ne parlons pas à des individus, mais nous parlons à un système de communication qui veut manipuler l’opinion. Et qui, au lieu d’identifier clairement le problème national kamerunais dont souffrent des Kamerunais qui parlent de temps en temps l’Anglais, on veut faire comme si c’est l’Anglais qui fait le problème. C’est une construction maléfique qui veut fausser la visibilité du drame sociopolitique qui est à la base de cette tragédie-là. S’ils pensaient ce qu’ils disaient, on l’aurait compris. Mais le temps que j’ai pris à analyser, vous savez, ces deux termes-là, «problème anglophone», m’a permis de débusquer le mensonge et de découvrir ce qu’on appelle aujourd’hui un mensonge de l’histoire.
Et vous allez expliquer cela. On était en train de dire qu’au plan de sa formulation, vous avez deux angles d’approche. Il y a d’abord le vice de formulation que vous indiquez et puis derrière, l’angle d’approche proprement dit…
Je vous remercie parce que nous sommes fragiles dans nos conclusions, dans nos résultats. Mais si nous sommes fragiles dans la méthode, nous sommes perdus. Voilà pourquoi il est important de bien cadrer la méthode qu’on a utilisée. Premièrement, je crois qu’il y a une intelligence de problème et une intelligence de solution. Qu’est-ce que j’entends par là? Lorsque nous abordons un problème, comme problème, nous pouvons arriver à le comprendre, à en maîtriser, comme on dit, les tenants et les aboutissants ; et peut-être à proposer quelques solutions. Mais seulement, nous réfléchissons en termes de problème, pas encore en termes de solution. Voyez-vous? Et quand on réfléchit en termes de problème, parfois on se dit qu’il faut entrer dans le problème pour mieux le comprendre. Or, dès que vous entrez dans le problème, au lieu d’entrer véritablement dans le problème, vous internalisez le problème en question. Et votre subjectivité commence à fausser votre jugement. C’est des postures d’analyse technique qu’il vaut mieux connaitre.
Et en revanche, lorsque vous faites l’effort de mobiliser ce que vous prétendez avoir d’intelligence, de solution, vous sortez de la boîte pour tenter de comprendre ce qu’il y a dans la boîte et c’est parfois douloureux. Or, dans ce cas précis, je me suis efforcé de sortir d’une situation pour mieux comprendre, avec quelques distances, ce qui s’est passé exactement et à quel moment.
Donc là, il s’agit davantage de la méthodologie en vue de la compréhension de la problématique?
Oui, et cette méthodologie m’a permis de me rendre compte de l’importance de ce qu’on appelle aujourd’hui le savoir interstitiel. Il y a deux choses qui sont en présence l’une de l’autre. Vous pouvez les connaitre, l’une et l’autre séparément. Mais l’interstice qu’il y a entre ces deux choses-là est très important à maîtriser, en ce qui concerne les sciences humaines et la gestion des situations sociales.
Or, dans le cas d’espèce, il s’agit d’une situation sociale où c’est des personnes humaines qui s’affrontent, qui se déchirent et qui se tuent. Comment faire pour comprendre ce qui se passe entre ceci et cela? A partir de là, la connaissance interstitielle devient importante à maîtriser parce qu’elle implique des transformations sociales. Or, il y a urgence de transformation sociale dès qu’on aborde la problématique de cette tragédie au Kamerun.
En d’autres termes, vous nous révélez ce soir que la question anglophone a aussi un plan d’analyse scientifique?
Si on ne fait pas une analyse scientifique, on ne peut pas donner aux décideurs des chances de prendre des décisions politiques. Or, assez souvent, que font les décideurs? Ils disent aux analystes: ne nous prodiguez pas de conseils, ne donnez pas vos avis, on peut se tromper tout seul.
Avez-vous le sentiment qu’au regard des mesures qui ont été prises, les scientifiques ont suffisamment étudié et analysé cette problématique depuis 1961? Et sont-ils en capacité d’avoir la matière nécessaire pour mettre à disposition des politiques, des décideurs les éléments pour avoir la meilleure approche des résolutions du Grand Dialogue National?
Je n’en suis pas certain. Parce que j’ai essayé de parcourir toute la littérature qui existe. J’ai eu la chance de trouver un texte grâce à un excellent ami, Jean Takougang, qui m’a envoyé le travail de Monsieur David Abouem A Tchoyi, qui a analysé ce problème, qu’il connaît, parce qu’il a été gouverneur ici et là.
Il était d’ailleurs également membre de la commission sur ces questions en 1979, avec madame Dorothy Njeuma et le président Paul Biya…
Ceci est très important pour que nos compatriotes se rendent compte de ce qui se passe de dramatique. J’ai dit dans cet ouvrage qu’il est important que tous les Camerounais lisent ce travail de Monsieur Abouem A Tchoyi. Parce que, sans émotion, il dit clairement que si la capitale du Cameroun avait été à Buea, et qu’on avait demandé à quelqu’un qui habiterait Tibati ou Ebolowa, et j’en passe, d’aller faire signer un document quelconque à Buea, et qu’une fois arrivé à Buea, on l’oblige à parler un Anglais qu’il n’a jamais étudié, et qu’on se moque de lui par arrogance, Monsieur Abouem A Tchoyi se demande humblement si ce Kamerunais-là serait tenté de se taire. Pour dire que ce qui se passe pour nos compatriotes d’expression anglaise est insoutenable. Je ne peux pas citer ce document, mais il est précieux pour nous. Voilà pourquoi je dis, voilà des textes fondamentaux à lire et à comprendre. Mais on n’en parle pas beaucoup, et cela m’étonne.
En clair, les décideurs n’ont pas eu suffisamment de matière pour prendre les mesures justes, appropriées, si on peut le considérer ainsi, pour sortir de la crise, puisque nous y sommes encore?
Je ne dirais pas que les décideurs n’ont pas eu suffisamment de matière. Il n’y a peut-être pas eu beaucoup de matière, mais le peu qu’il y a eu est suffisant pour qu’une bonne décision soit prise. Et c’est ici que la question devient éthique, morale, politique. Parce qu’il y a une volonté de bâillonnement, il y a une volonté de contrôle et de domination d’une partie des Kamerunais par d’autres Kamerunais, en position de puissance ou de gouvernance.
Quel intérêt?
L’intérêt? De bien formuler ce problème? L’intérêt de bien formuler ce problème se justifie du fait que tout ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Une mauvaise conception peut vous produire un monstre.
Nous y sommes?
Et nous sommes dans la monstruosité, puisque nous pleurons tous les jours, nous déplorons tous les jours l’assassinat de jeunes Kamerunais de part et d’autre. Nos soldats sont exposés, nos soldats exposent les autres à des balles, les dialogues par balles créent des trous dans notre oxygène en permanence.
Je crois que ceci découle du fait qu’on n’a pas pris le temps et on n’a pas eu l’humilité d’écouter. Et je cite Mr Abouem A Tchoyi qui rapporte un entretien avec un compatriote d’expression anglaise qui disait «Vous n’avez pas voulu nous écouter, mais le monde va nous entendre». Voyez-vous? Quand on pousse des êtres sains de corps et d’esprit à leur dernier retranchement, on ne sait pas quel monstre peut en jaillir, et la mort est toujours monstrueuse.
Cela dit, vous dites: «Nous posons par hypothèse que c’est par escamotage et négationnisme qu’on se complaît à anglophoniser un problème sociopolitique national. N’est-ce pas assez dur?
Ce n’est pas assez dur. C’est tout simplement un effort de précision. Je vous ai dit que le réductionnisme a voulu qu’on accroche une tragédie sociale publique, nationale à un facteur linguistique. Ce n’est pas la langue qui fait le problème. Il y a une situation sociale qui fait qu’à un moment donné, une communauté du Kamerun a vécu d’une certaine manière ; une certaine manière de gérer sa culture, mais il se trouve que par ce qu’on appelle cyniquement les ruses de l’Histoire, on veut laisser croire à cette communauté qu’elle ne peut plus exister comme elle existait. La déculturation n’arrange jamais personne ; les frustrations dégénèrent souvent en cristallisation assassine.
Surtout quand on se rappelle qu’en octobre 2016 effectivement la crise a eu une autre tournure ou alors cette question a eu une autre tournure devenant une crise des armes qui parlent…
Comme nous sommes beaux dans nos miroirs, on se rendrait compte qu’il y a mieux à faire. Et les slogans n’aident personne. La gouvernance par slogan n’aide personne en ce moment.
Selon vous, le problème du Kamerun anglophone ne serait-il pas plutôt camerounais? Le problème dit anglophone est plutôt kamerunais. N’aurions-nous alors à gérer qu’une francophonerie de plus sous les tropiques? Et la dernière question: Et si la solution pour gérer cette francophonisation était anglophone?
C’est la question de fond. Je voudrais donner quelques indices. En tentant de les résumer, je dirais que c’est la francophonisation de la question qui concerne le Nord-Ouest et le Sud-Ouest qui a conduit à l’anglophonisation du problème. On a voulu fausser ce problème, par attachement à la rage de francophoniser tout le Kamerun.
Autrement dit, on voulait leur inculquer notre façon de faire, la culture et tout le reste?
Absolument. Dans l’ouvrage «Christian cardinal Tumi: le normalien devenu cardinal» écrit par Édouard Oum, le Cardinal Tumi raconte qu’il a été une fois à une cérémonie et qu’un diplomate français, l’entendant parler le Français, s’est approché de lui et lui a dit: «Félicitations Monseigneur pour tout ce que vous faites pour francophoniser, pour que tout le Cameroun devienne francophone ou français». Monseigneur Tumi lui a dit tout simplement: je suis anglophone, Excellence! C’est dans l’ouvrage. Premier indice.
Deuxième indice: Notre président de la République, 42 ans de pouvoir, je ne me souviens pas qu’il ait eu un jour, un discours à la Nation en Anglais ; ni même à 50% en Anglais.
Quel est le signifiant de ce que vous évoquez?
Un pays bilingue que vous dirigez pendant tout ce temps doit se plaire à vous entendre dans les deux langues.
Est-ce que ce n’est pas accessoire dans la problématique?
Ce n’est pas accessoire pour ceux qui ont voulu anglophoniser un problème politique national. Il y a plus grave ou plus sérieux: la conférence qui s’est tenue en Europe, à Paris avec Mo Ibrahim nous a montré le président de la république en difficultés avec la langue anglaise. Ceci a été difficile à vivre. Il a fallu que la secrétaire générale de la Francophonie, une Rwandaise, joue les traductrices. Ceci est difficile pour un citoyen normal dans la mesure où les deux pays qui se vantent dans le monde d’être bilingues, il y a le Canada et le Kamerun. Vous n’entendrez jamais un Premier ministre canadien finir un discours sans en dire une partie dans l’autre langue. Mais, nous, 40 ans black-out! Et qu’est-ce que cela inspire comme réflexion? Sans faire attention, il s’exprime-là un raidissement contre quelque chose dont on ne veut surtout pas s’approcher.
Ces quelques indices font frémir. Parce que le bilinguisme au Kamerun, quand je vous ai parlé de Fonlon, ma foi, le bilinguisme qu’est-il devenu dans le pays? Ou qu’est-ce que c’est, on vous dit avec ironie «c’est le Kamerun qui est anglophone, mais pas tous les Kamerunais». Pitoyable dans la mesure où, à un moment donné, j’avais cru entendre que tous les fonctionnaires devaient faire un stage au centre linguistique qui est basé à Yaoundé. La décentralisation dont il est question dans les discours aurait pu accélérer ce processus de décentralisation de ce genre de centres, pour que la langue anglaise soit une condition éliminatoire dans les promotions, dans les organigrammes d’État. Tel n’est pas le cas, me semble-t-il. Et la Commission sur le multiculturalisme, à quoi arrive-t-elle? Elle a des difficultés. Pourquoi? Parce que précisément, le bilinguisme reste un souci. Et pourquoi il est un souci au Kamerun? parce que nous avons un problème d’identité nationale.
Autrement, la question anglophone est une question d’identité?
C’est une question nationale qui induit la quête et la conquête d’une identité nationale.
Une identité qu’on a voulu fondre dans la «Francophonerie»?
La francophonerie est à l’œuvre pour francophoniser tout le Kamerun. Ils y travaillent. Je vais vous donner un indice qui donne matière à réflexion: Si vous sortez votre carte nationale d’identité, et je souhaiterais que chacun de nos compatriotes sorte la sienne, carte dite nationale d’identité, vous verrez que la version française est différente de la version anglaise. Que lisez-vous en français?
République du Cameroun, Carte nationale d’identité…
Carte nationale d’identité…Et en Anglais, qu’est ce qui est écrit?
National identity Card…
National identity Card! Pour tous ceux qui comprennent un peu les deux langues, pour les francophones, ou ceux qui se présentent comme tels, c’est la carte qui est nationale, pas l’identité. Alors que pour nos compatriotes anglophones, c’est l’identité qui est nationale, pas le simple carton.
Comment faire pour résoudre ce problème? Il ne s’agit pas d’une simple inversion de la position des mots?
Du tout! C’est une signification importante. Et si j’insiste, c’est pour que nos compatriotes se rendent compte du fait qu’on a un problème d’identité. C’est parce que ce problème d’identité est faussé par la francophonisation de tout un processus qui est aujourd’hui sexagénaire.
Dans la réflexion, vous savez qu’il y a également un courant disant que la question qui se pose dans le Nord-Ouest et Sud-Ouest se pose à l’Extrême-Nord, se pose dans le Mbam, et partout au Cameroun. Chaque communauté voudrait se reconnaître dans le concert national avec ses problèmes qui ne trouvent pas forcément des réponses sur le plan central…
Ce serait beaucoup de malhonnêteté intellectuelle de céder à cette thèse ou de l’animer. Parce que ce qui se passe dans d’autres communautés n’a pas été inscrit dans une constitution quelconque du Kamerun. Or en 1961, on a constitutionalisé une situation. Et dans cette constitution de 1961, il était question que les deux parties du Cameroun s’accordent dans le cadre d’un Etat fédéral. Et il me semble que l’un des articles de cette constitution stipulait qu’il n’était pas question de revenir sur ce point majeur à savoir que le Kamerun devvait être un Etat fédéral. C’est très important. Et cette question qui est politique a été gérée comme on voit. Alors, quand on déconstitutionnalise un élément aussi important, on doit se poser des questions difficiles même si on n’a pas de réponse. Pourquoi a-t-il été nécessaire de le faire? De Gualle dit à Ahidjo «Si vous ne reprenez pas vos compatriotes anglophones, si vous n’en faites pas des francophones, votre pays sera toujours divisé. C’est dans l’ouvrage qui va paraitre! Et c’est comme si un travail de fond continuait en sourdine. Je vous signale la réaction du Cardinal Tumi, un homme sobre. Mais, il a dit l’essentiel. Je ne sais pas si cet ambassadeur ou ce diplomate a terminé son cocktail comme il aurait voulu. Il y a une question de constitutionnalisation du vécu kamerunais.
Aux questions formulées tout à l’heure, vous décrivez deux prismes. D’abord, l’intelligence des problèmes, ou l’intelligence des solutions. On va commencer par-là, mais derrière, vous reviendrez aussi sur «kamerunité du problème dit anglophone». Commençons par l’intelligence des problèmes et des solutions…
On en a parlé suffisamment au début. Mais l’intelligence des problèmes parle des problèmes. Et l’intelligence des solutions recherche véritablement des solutions. Et comme je disais, il faut sortir du miroir. Pour résoudre, effectivement, un problème.
Parfois, vous savez, la liberté qui anime plein de discours qui affirment se battre pour la liberté de quelqu’un, accorder sa liberté à quelqu’un, c’est lui donner la possibilité de se passer de vous. C’est très important. Si vous n’êtes pas capable d’entendre votre fils vous «papa, laisse-moi un peu tranquille ; je veux m’organiser», attention, vous le tenez en laisse, et c’est une émasculation qui n’aide pas l’enfant. L’émancipation est fondamentale, on coupe les chaînes. Et je doute qu’un pays comme la France ait jamais eu un programme de libération des colonies. Je l’ai publié, «Décoloniser la France», c’est le titre. Il m’a coûté un visa, j’étais invité à l’Unesco…Donc, il faut sortir du miroir pour résoudre effectivement des problèmes. Aujourd’hui, nous sommes invités, peut-être sommés de sortir de nos miroirs, pour nous regarder humblement. Parce que la problématique, c’est de se rendre compte que l’autre existe.
Vous avez des pulsions qui vous conduisent vers l’autre. Ce mouvement vers l’autre, c’est pour que nous puissions devenir un mis sein, un être avec. Au Cameroun d’aujourd’hui, vous entendez le vivre ensemble, l’être ensemble… Est-ce que nous faisons assez d’efforts? Et c’est ce mensonge historique qui fait des mots.
Et si le Cameroun était le problème d’anglophone? Les ennuis ont commencé le jour même où l’on a changé l’orthographe du nom de notre pays. Le passage de Kamerun à Cameroun. Le vocable Kamerun nous remet à l’origine, à la naissance d’un peuple, d’un territoire qui a été influencé par tout ce que l’histoire nous a infligé par la suite. Les ramifications, les déviations, les déviances et peut-être, pourrions-nous alors percevoir le point de chute, le virage que nous avons mal négocié.
Alors plus loin, vous évoquez donc la question des partis politiques. D’abord John Ngu Foncha, les deux Muna (le père et le fils) Quelle est l’incidence dans l’histoire de notre pays?
Votre question est importante. Parce que l’analyse ou la recherche que j’ai menée m’a permis de réaliser que tous les partis politiques de ce qu’on appelle aujourd’hui le NOSO militaient pour l’unité, l’unification. Ils jetaient un pont sur le Mungo. Ce qui signifie que dès le départ, il y a la bonne foi, la bonne volonté était incontestable. Et qu’est-ce qu’on observe? Même dans la partie orientale de l’époque, commençons par les partis qui étaient visibles. Commençons par l’UPC ; c’est l’Union des populations du Cameroun. Le «C» ne doit pas nous tromper parce que les militants de l’UPC de l’époque savaient que c’est le «K». Pourquoi l’union et pas seulement unité? Parce que l’unité fonctionne chez nous comme un piège à mouches. L’unité est statique. Seule l’union est dynamique. Parce que d’entrée de jeu, l’union pose qu’il y a pluralité, qu’il y a multiplicité et que chaque partie doit ou s’engage à y mettre du sien pour que les composantes constituent quelque chose de cohérent. C’est cela l’union. L’unité conduit trop rapidement à l’unicité. Et vous avez vu que lorsque l’UPC a été traitée comme elle a été maltraitée, l’Union camerounaise qui annonçait cet effort de mise en commun des diversités s’est dégradée. Et a évolué jusqu’à ne devenir qu’un rassemblement. Il n’y a pas plus hétéroclite qu’un rassemblement ; il n’y a pas plus imprévu ; il n’y a pas plus autoritaire! Et les casernes nous l’enseignent.
Comment a-t-on fait pour partir de l’UPC au RDPC?
Non! On ne part pas de l’UPC vers le RDPC. Vous savez, les mots sont des outils précieux. Je dis l’union suppose la pluralité parce que les différentes parties, les différentes composantes expriment un dynamisme pour ce qu’on appelle ordinairement le vivre-ensemble. Et l’Union des Populations du Cameroun avait cela comme programme. La meilleure manière de combattre son adversaire politique est parfois de pirater sinon, un peu de son programme. L’Union camerounaise a pris le terme union. Mais l’union a-t-elle fonctionné comme cela au Kamerun? On a voulu faire mieux. On a même dit union nationale. Mais qu’est-ce qu’on unissait? L’UPC disait, on va unir les populations. Mais à l’Union camerounaise, qu’est-ce qu’on unit? On ne le dit pas. Et puis on arrive au Rassemblement dit démocratique du peuple camerounais. Le rassemblement peut être démocratique, peut-être. Mais qui est-ce qu’on rassemble? Ce n’est pas un simple jeu de mots parce que la communication politique à ceci de pernicieux que si vous n’y faites attention, vous signez un chèque en blanc.
Et le déficit qu’on observe, c’est qu’en réalité, cette volonté de francophoniser des peuples du Kamerun, par volonté d’unicité et d’uniformisation culturelle, est le propre de l’unité qu’on chante et qui se dégrade du jour au jour en unicité. La prospérité qu’a connu le parti unique au Kamerun est là pour l’attester, voyez-vous! Et il faut en parler avec douleur parce que c’est un peu de la petite chirurgie qu’il nous faudra faire aujourd’hui. Ça fait un peu mal, mais acceptons le passage du bistouri si nous voulons traiter le mal dont nous souffrons.
Et vous parlez de douleur, ça me rappelle que vous citez John Ngu Foncha, notamment dans sa lettre de démission, pour prendre l’exacte mesure du sinistre moral et sociopolitique, je vous cite, «Tout vice-président du parti au pouvoir RDPC, il doit être impossible d’utiliser sa position pour aider de quelque manière que ce soit à façonner ou à influencer les politiques du parti ou de la nation. Ses multiples demandes d’audience pour discuter des questions nationales importantes ont été ignorées». Dans ce schéma-là, vous dites qu’il a mieux ressorti la déception dans la marche de la nation?
C’est douloureux d’entendre un tel rendu d’une personnalité d’une telle dimension parce que John Ngu Foncha a joué un rôle important dans le pont à construire sur le Mungo et de se retrouver comme cela, non plus comme roue de secours, mais comme entité négligeable. Cela dit toute la cruauté dont il faut aujourd’hui parler et rendre compte entre nous Kamerunais. Salomon Tandem Muna a publié un ouvrage ; lui il était un philatéliste. Je le cite dans cet ouvrage. Il dit qu’ils sont partis de cette partie du Kamerun, ils se sont retrouvés, des années plus tard, dans un pays qu’on appelle la République du Cameroun. Entre temps tous leurs espoirs, tous leurs projets ont été coulés.
«Les timbres et l’histoire du Cameroun», l’ouvrage de Salomon Tandem Muna, je vous laisse continuer…
C’est un ouvrage précieux qu’il faut pour compléter la réaction de John Ngu Foncha. On n’en parle pas avec légèreté. Voyez-vous et prenant le relais, ce n’était pas une question de famille. L’un des fils Muna, Akéré, l’ancien bâtonnier, a publié des essais, des lettres. Parmi ces essais, il y a une lettre qu’il destine à son frère francophone. Le temps ne nous permet probablement pas de tout lire ici, mais en peu de mots, Akéré Muna rêve d’un pays, dit-il, où tu es moi et où je suis toi. Il ne comprend pas que, lorsque lui le frère se plaint d’une maltraitance quelconque, qu’on lui dise «tu es un ennemi dans la maison, rentre au Nigeria». John Ngu Foncha se plaignait déjà du fait que quand il posait une question qui méritait attention, on le traitait ou on traitait les personnes dont il parlait de Biafrais. Il y a là des blessures morales. Parce que la question fondamentale est morale aujourd’hui. Et lorsque nous avons en 1982, le concept de moralisation, nous disons il y a quelque chose à faire, même si c’est 40 ans après seulement. Parce que le rôle politique est tragique à telle enseigne que le déficit de fédération ou la déconstruction de la fédération kamerunaise n’est plus une simple question de débat. République du Cameroun aujourd’hui qui a brûlé une des étoiles du Kamerun doit être mise en débet en ce qui concerne le fédéralisme. Si la CONAC peut assumer certains faits de corruption politique… La CONAC pourrait se donner les moyens de poser au moins la question où est passée la deuxième étoile sur le Kamerun? Nous aimons les étoiles. Nous serions heureux, nous Camerounais, de vivre dans une constellation. Pourquoi est-ce qu’on éteint les étoiles du Kamerun? Quand vous en avez deux, pourquoi ne pas en avoir trois? La décentralisation et le fédéralisme ne sont pas seulement parents. Mais l’un peut venir de l’autre et inversement ; mais quand on dit décentralisation et qu’on continue à tenir en laisse, à se faire le centre de tout, cela engendre des soucis. Et quand je dis soucis, c’est par pudeur.
Pour reparler de la franconisation et de l’anglophonisation, vous dites autant la franconisation du nom de notre pays est l’acte de naissance du problème dit anglophone, autant l’anglophonisation par les francophones d’une question sociopolitique a aggravé les malentendus au point de pousser à la dispute et à de graves menaces de rupture. Je ne veux pas être cynique, mais j’ai envie de vous demander dans ce cas, les anglophones, où étaient-ils durant tout ce moment? A-t-on essayé de mettre leur tête sous l’eau et la maintenir dans cette position?
Le colonisateur ne pense pas toujours rendre compte à sa morale. Il voit d’abord ses intérêts. C’est en fonction de ses seuls intérêts qu’il évalue son action. Et je dis, le pays qu’on appelle Kamerun, victime de la colonisation de France, n’a peut-être pas eu la possibilité de bouger. Je vous ai cité De Gaulle et je vous ai signalé les dires de ce diplomate français avec Mgr Tumi. Cela signifie que le maître colonial voulait assurer l’atteinte de son objectif. Je ne sais pas si ça répond à votre question, mais c’est un schéma imposé au pouvoir du Kamerun depuis à ce que nous appelons l’indépendance du Cameroun.
Et si le schéma est maintenu pour vous, ça veut dire que nous ne sommes pas définitivement indépendants?
Aujourd’hui, nous avons un général d’armée comme ambassadeur de France. Ahidjo avait refusé que le Cameroun serve de base arrière aux sécessionnistes biafrais. Cela a été mal accepté par ce qu’on appelait à l’époque la métropole. Mais insidieusement, on lui a placé ce programme de franconisation et de francophonisation de tout le Kamerun. C’est ce que De Gaulle a dit et c’est ce que le cardinal Tumi a dénoncé dans son style avec hauteur.
Et dans vos illustrations, vous mettez au centre la question de la langue. La question des deux langues, le Français et l’Anglais. Vous dites: «Les langues des autres disent les différences. Nos langues à nous n’instruisent pas des conflits sociaux ni de division». Vous y voyez également le paradoxe social. Car c’est au nom de la fraternité de ces peuples que les dynamiques socio-politiques se sont multipliées avec pour nom UPC» … On en a parlé un peu, mais je voudrais qu’on s’arrête sur la problématique des langues en elles-mêmes, dans le schéma quel est leur rôle?
Les langues sont des vecteurs d’une très grande puissance. Elles permettent de vous situer. Prenons un exemple très simple. Lorsque vous entrez dans un magasin, vous cherchez un produit. Vous cherchez des étiquettes que vous êtes en capacité de lire et de comprendre. Sinon, vous cherchez autre chose tant que vous n’arrivez pas à déchiffrer, pas possible de poser l’acte d’achat. Voyez-vous la difficulté que les colonisés ont eue, c’est qu’on a voulu diaboliser leurs langues maternelles. Nos éminents linguistes ont établi qu’il y a des connexions profondes entre nos langues. Elles disent les différences, mais ne diabolisent pas et n’activent pas des ruptures. Les langues des autres sont des langues de rupture! Notre système éducatif gagnerait beaucoup à évoluer vers l’enseignement en nos langues. On y gagne rapidement un certain nombre de connaissances.
Vous parlez de gouvernance et de fédéralisme. C’est une prise de position?
C’est une analyse. Le fédéralisme, je l’ai dit dans un ouvrage précédent qui a pour titre «L’État ou la Nation n’est pas un produit camerounais». Nous avons pris une structure: le code napoléonien. C’est du prêt à appliquer. On ne peut pas s’en vanter. Disons-le simplement. Parce que le jour où le peuple camerounais a la possibilité de se constituer, il y aura des mécanismes clairs et le peuple du Cameroun saura quels mécanismes adopter pour se constituer. Cela signifie qu’il y a des chances d’avoir un jour un texte dans lequel tous les Kamerunais se reconnaissent, ou tout au moins la grande majorité.
Le fédéralisme est l’ADN des peuples africains. Qu’est-ce que j’entends par là? Pour l’avoir écrit, je peux tenter de le résumer. Prenez un exemple, nous sommes aujourd’hui à Douala. Ici, il y a partout les Bona. Quand il y a une question d’importance qui interpelle la collectivité, tous les Bona se retrouvent et se concertent. Cela signifie que l’autre qui va parler va peut-être dire «je», mais c’est un «je» pluriel. Il ne parle plus en son nom propre. Il pense à son peuple. Quand il a parlé, il se retourne vers sa communauté.
La communauté réagit et approuve. Voyez-vous? Pou