Me Njoh Manga Bell Henri : «Pour certains, l’ITIE n’est pas une bonne chose pour le Cameroun»

L’avocat international, Président de Transparency International Cameroon, fait le point des actualités sulfureuses au sein du Comité ITIE- Cameroun.

Maître, à Yaoundé, le 27 février dernier, l’on a entendu des éclats de voix au cours d’une cérémonie dédiée à l’examen du rapport 2022 de l’ITIE. On s’est alors rendu compte que rien ne va au sein du Comité ITIE- Cameroun. Qu’en est-il exactement?
L’ITIE a son mode de fonctionnement qui se matérialise notamment par la production de ce qu’ils appellent la norme de l’ITIE qui est produite en moyenne tous les trois ans. Les États doivent s’adapter à chaque fois à la nouvelle norme. Bien entendu, le États qui adhèrent ont dans le cadre de la mise en œuvre de la norme l’obligation de produire un rapport sur la base duquel l’État sera évalué. Lorsque le rapport est produit, il doit l’être dans les délais. S’il ne l’est pas, le pays risque la suspension.


Lorsque vous êtes suspendu, cela peut avoir des conséquences énormes. La première c’est que vous sortez d’un instrument qui certifie la bonne gouvernance en matière des ‘industries extractives.
Lorsqu’un investisseur vient dans votre pays pour investir dans ce secteur, la première des choses qu’il fait, c’est de voir si vous êtes membre de l’ITIE et si vous êtes un pays conforme. Si vous ne l’êtes pas, il ne viendra pas. Ceux qui viennent sont des aventuriers qui achèteront votre production au noir. Votre sous-sol se trouve ainsi bradé. Et à partir de ce moment-là, on peut comprendre que le Cameroun, avec les projections du chef de l’État, qui voit dans le sous-sol camerounais ce qui permettra d’atteindre l’émergence en 2035. Il l’a dit et répété dans ses différentes sorties.


Ce qui surprend les observateurs, c’est que cette déclaration de volonté ne soit pas suivie sur le terrain par ceux qui doivent le l’exécuter et on ne voit pas des actions qui permettent d’affirmer que, effectivement, la volonté du chef de l’Etat est implémentée et que cela permet au Cameroun d’être perçu comme un pays de mise en œuvre de la norme ITIE. En le disant, je me base sur des précédents. En 2021, le Cameroun a été suspendu une première fois. Cette année-là déjà, la raison de la suspension était que le rapport 2018 du Cameroun n’avait pas été publié dans les délais. Alors que, du fait de la pandémie COVID-19, le Cameroun avait obtenu une prorogation du délai de publication du rapport susmentionné. Sauf qu’au bout du délai accordé, notre pays n’a pas été capable de le publier son rapport. Et le Conseil d’administration de l’ITIE en a tiré les conséquences. Après la suspension, il y a eu un branle-bas au Cameroun où la plupart des journaux avaient titré: « Le Cameroun est suspendu ». Je crois que l’information est parvenue au sommet de l’État et je mets entre guillemets, le chef de l’État aurait balancé une demande d’explications à son gouvernement, à travers son chef. Cela nous a été rapporté parce que nous avons été invités, en tant qu’experts, par différentes structures pour aider le Cameroun à sortir de cette situation dans les meilleurs délais. Il y a eu une mobilisation générale de l’ensemble des acteurs de la chaîne de la mise en œuvre de l’ITIE au Cameroun. Et la première des structures qui a, à ce moment-là, commencé à être remise en cause, c’était le Secrétariat permanent de l’ITIE au Cameroun. Cette remise en cause concernait au premier chef la personne qui coiffait ledit Secrétariat permanent et qui, de toute évidence, n’avait pas fait son travail d’exécutif du Comité ITIE Cameroun en vue d’atteindre les objectifs qui lui étaient assignés.
Il faut dire que comme par hasard, à quelques jours de l’échéance de la suspension, cette personne a été portée disparue, et nous apprendrons la suspension de notre pays par des canaux autres. Par la suite, à toutes les sessions du Comité qui ont suivi, le vice-président du Comité de l’époque qui était le ministre Dodo Ndoke, (paix à son âme!), informait le Comité qu’il avait reçu une correspondance de la Secrétaire permanente qui affirmait être malade. Elle s’est absentée pendant quelques mois. Le Comité a dû créer pour son fonctionnement une structure d’urgence qui a travaillé en lieu et place du Secrétariat permanent. Et comme je l’ai dit précédemment, pendant pratiquement 3 mois, les membres du Comité ont travaillé d’arrache-pied et la suspension du Cameroun a été levée. Et après la levée, la secrétaire permanente a réapparu comme si de rien n’était et elle a alors engagé un combat pour reprendre sa place en mettant notamment de côté la structure provisoire qui avait été mise en place. Je dois dire qu’à cette époque, cette structure appelée l’UGAP avait à sa tête le représentant de la CONAC au sein du Comité l’ITIE, ce dernier était manifestement devenu la cible du Secrétaire permanent qui voyait en ce monsieur un réel danger. Elle avait probablement constaté qu’en l’espace de 3 mois, il avait pu faire ce qu’elle n’avait pas pu faire pendant des années. Elle aurait ainsi obtenu le remplacement de ce Monsieur au sein du Comité par quelqu’un de plus accommodant.


Aujourd’hui, nous sommes retournés dans le train-train quotidien du Comité, avec un fonctionnement approximatif du Secrétariat permanent qui ne contractualise pas son personnel et qui ne recrute pas le personnel pourtant prévu dans le décret qui l’a créé. Rappelons que le Secrétariat permanent est l’organe exécutif du Comité, ll est censé mettre en œuvre les décisions prises par le Comité. Mais, parce qu’il n’arrive pas à le faire, les membres du Comité sont souvent sollicités à travers des groupes ad hoc pour rattraper les défaillances et les tares du secrétariat permanent. Cela pose un problème de gouvernance en ce qu’il oblige ses membres à devenir juges et parties. Puisqu’ils doivent travailler dans le cadre des groupes ad hoc et ils reviennent en plus au sein du Comité pour défendre, en tant que membres du Comité, un travail qu’ils ont fait de l’autre côté en tant qu’experts. Cela pose un problème à l’international, dans la mesure où il y a risque de conflit d’intérêts. Ce qui n’entre pas dans les standards internationaux.


S’agissant de l’exercice en cours, le Cameroun avait l’obligation de publier son rapport 2022 au 31 décembre 2024. Il faut rappeler que le pays est suspendu depuis le premier trimestre 2024. Et il y a un certain nombre de mesures correctives qui ont accompagné la suspension. En général, lorsqu’ un pays est suspendu, et qu’on lui a donné des mesures correctives, il se mobilise immédiatement pour lever au plus vite sa suspension. Mais, je dois vous dire en ce qui concerne notre pays que, entre le mois de février; date de la suspension jusqu’ en septembre, aucune session du comité ne s’est tenue et cela paraît étrange comme réaction à une suspension. Pendant toute cette période, personne ne peut mesurer les conséquences qui ont pu être subies par le Cameroun.


J’ai tenté une explication, en me disant que, contrairement à 2021 cette suspension n’a pas fait l’objet d’une publicité suffisante et elle serait donc passée inaperçue aux yeux de la plus haute hiérarchie de l’État. Cela pourrait expliquer que personne ne se presse pour essayer de faire rentrer les choses dans l’ordre. C’est là une explication, il y en a certainement d’autres.


L’autre explication que nous sommes en train d’exploiter depuis quelque temps, c’est peut-être que, pour certains, l’ITIE n’est pas une bonne chose pour le Cameroun. Peut-être que certaines personnes estiment qu’elles profitent de la non mise en œuvre de l’ITIE et le désordre qui en résulte leur donnerait l’opportunité de développer la corruption, la mauvaise gouvernance et autres; puisque l’ITIE est aux antipodes de ces pratiques-là.
Et donc, si on a une mise en œuvre de l’ITIE au Cameroun, cela plomberait le potentiel de ces personnes. C’est une explication qui tient la route, car il faudrait voir dans quelle mesure cela n’arrange pas plusieurs personnes et on comprend mieux pourquoi tous ces bâtons sont mis dans les roues de l’ITIE au Cameroun.


Nous sommes dans cette situation où le Cameroun n’a pas réussi à produire son rapport le 31 décembre 2024. C’est au mois de novembre que les gens ont commencé à se mobiliser, pour faire appel à l’administrateur indépendant, qui est en réalité un cabinet international tunisien. Il a travaillé avec le Cameroun dans le cadre de la rédaction de son rapport. Ce qui est une anomalie puisque le Cameroun a une expertise avérée dans le domaine et peut rédiger son rapport en régie et le publier mais préfère aller payer des dizaines de millions à un cabinet international pour faire ce qu’on appelle la collecte des données auprès des entités qui doivent déclarer, c’est à dire les entreprises qui travaillent dans le secteur, en vue de faire ce qu’on appelle la conciliation qu’il transcrit donc dans son rapport. Ce n’est pas de la magie; nous avons des experts comptables au Cameroun et quand on a besoin de faire ce genre de chose, nous avons de gens qui sont spécialisés, notamment des points focaux. Donc, là aussi, il y a comme une anomalie. Ce qui peut aussi avoir une explication. Peut-être qu’il y des retro commissions puisqu’il s’agit de marchés de gré à gré. Je dis bien peut-être…


C’est donc au mois de novembre qu’on recrute ce cabinet Tunisien. Et malgré l’attractivité de ce marché, ce monsieur pose quand même des conditions. Il a rédigé les rapports 2020 et 2021, il n’a pas été payé. On lui demande de rédiger maintenant le rapport 2022, alors qu’on n’a même pas encore finalisé son ancien paiement. Et pire, même les contrats précédents n’ont pas été régularisés. Donc, il pose aussi ses conditions, ce qui est normal. Il dit, j’accepte de faire le travail mais je vous préviens que je ne pourrai pas le faire à la date que vous avez indiquée parce que c’est un travail qui demande un minimum de temps, et au 31 décembre, c’est exclu. Il faudra donc que vous écriviez au Secrétariat international pour demander une prorogation du délai. D’où la date du 7 mars 2025. C’est une date choisie non pas par hasard. C’est stratégique. Parce que le Conseil d’Administration qui prononce la suspension ou la radiation, n’est pas programmé pour siéger avant le 13 mars 2025. Alors, même si le Cameroun n’obtient pas officiellement une autorisation de proroger le délai, il faudrait que, au moment où le Conseil d’administration se réunit, qu’on trouve qu’entre temps, le Cameroun a produit son rapport. Donc, ça va constituer une circonstance atténuante qui permettrait d’éviter une double suspension. Voilà la stratégie. Parce qu’il était difficile d’obtenir une prorogation, parce que là aussi, les textes de l’ITIE sont assez clairs: la prorogation du délai de publication ne peut être donnée que lorsqu’il y a une circonstance exceptionnelle. Et, notre administration, n’a aucune circonstance exceptionnelle pour justifier le retard à la production de son rapport 2022.


Le Comité a prétexté que le retard de la production du rapport est dû aux atermoiements du collège de la société civile qui, selon notre administration, n’avait pas constitué dans les délais les 12 membres qui sont censés siéger au sein du Comité. Là aussi, il s’agit d’un mensonge gros comme une maison. Mais, rien ne doit plus nous étonner de notre administration. Parce que le collège de la société civile est indépendant. Et tout ce que l’administration a fait jusqu’à présent, c’est de poser des actes qui violent l’indépendance de la société civile. Nous avons constitué notre équipe à la suite d’une élection des 12 membres. Et un des membres, refusé par le ministre-président du comité qui a écrit pour demander que ce membre, représentant d’une congrégation religieuse, (l’Eglise catholique!) en l’occurrence. Sous le prétexte que ce membre était là depuis plus d’une dizaine d’années, ils ont estimé qu’il doit partir. Mais la vraie raison c’était que l’ancienneté de ce monsieur faisait de lui un expert en matière de l’ITIE et il était parmi ceux qui perturbaient le plus la tranquillité de la secrétaire permanente. Elle l’a fait pour la Conac, et la société civile a eu l’outrecuidance de renvoyer ce monsieur encore au comité de l’ITIE alors que de leur côté, on s’attendait à ce qu’il n’y revienne plus. Elle a fait écrire une correspondance au ministre qui excluait ce monsieur des réunions du comité ITIE Cameroun.


Le Cameroun est toutefois rattrapé par ses propres turpitudes. Parce que même le délai du 7 mars a du mal à être respecté. Parce qu’il aurait fallu que le rapport soit déjà à la disposition du Comité, pour que la commission mise en place pour la relecture puisse avoir le temps de le relire, corriger ce qu’il y a à corriger, avant de le rendre public. Il reste à peine une semaine ou moins, pour faire tout ce travail. Il n’y a pas que cela. Les comptes qui sont dans ce rapport doivent faire l’objet d’une certification par la Chambre des comptes avant que le rapport ne soit publié. Comme le Cameroun est aussi un pays béni des dieux, malgré les retards, la Chambre des comptes a terminé le travail de certification. Et la Chambre des comptes a remis le rapport au gouvernement qui est désormais chargé de renvoyer le rapport certifié à l’administrateur indépendant en vue de la finalisation de son rapport, pour que lui aussi le retourne à la commission de lecture mise en place par le Cameroun. Et il doit se tenir au moins une session restreinte du comité qui valide le rapport, avant de convoquer une session publique. Et tout ça doit être fait avant le 7 mars 2025. La question qu’on se pose, c’est est ce qu’on va y arriver en faisant un travail de qualité?


Que suggérez-vous par rapport à tout ce que vous dénoncez?
Tout cela rappelle ce que nous suggérons depuis à l’administration en charge de la mise en œuvre de l’ITIE. Nous avons adhéré à un instrument, nous pouvons aussi en sortir de notre propre chef. Et il vaut mieux que nous en sortions de notre propre chef pour d’abord assainir ce secteur des industries extractives. Lorsque nous estimerons que nous sommes prêts, nous pourrons revenir au sein de l’ITIE. C’est beaucoup mieux que de subir l’humiliation d’une radiation, avec en plus l’image de notre pays qui sera sérieusement écornée pour longtemps. Un pays qui a été chassé de l’ITIE est considéré comme un délinquant à l’international. Cela veut dire qu’en réalité, votre sous-sol n’offre aucune sécurité à un investisseur.


Propos recueillis par
Jean René Meva’a Amougou

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