Jean Luc Mastaki Namegabe : «Le contexte difficile nous amène à se tourner vers l’innovation »

Le directeur du bureau sous régional Afrique centrale de la Commission économique pour l’Afrique appelle à la mise en œuvre de mesures favorables à la recherche et l’innovation, Ce qui est nécessaire à la densification du tissu industriel dans la sous-région.

Yvon Sana Bangui, gouverneur de la Beac

Quelle est la motivation derrière la rencontre actuelle ? 

Les économies de l’Afrique centrale ont été longtemps fortement dépendantes des matières premières. Lorsque l’on regarde par exemple les économies de la Cemac, l’on se rend compte qu’à 70%, nos pays ont des exportations concentrées sur les produits du pétrole et sur le pétrole brut. Lorsque vous regardez vers la République démocratique du Congo, nous sommes ici dans le large format de l’Afrique centrale, vous vous rendez compte que les ressources minérales constituent encore une fois la grande part de nos exportations. Ce sont des produits que nous exportons sans grande valeur ajoutée et qui sont souvent sujets aux fluctuations des cours au niveau international. Ça fait que nos pays souffrent tous d’une certaine vulnérabilité au niveau macroéconomique. C’est pour ça que nous à la CEA, nous continuons à marteler depuis 2017 qu’il faut donner de la valeur ajoutée à ces produits en promouvant une industrialisation locale qui nous permettra finalement de pouvoir renforcer au niveau du commerce intra-régional qui est très faible. Lorsqu’on regarde au niveau africain, la moyenne est autour de 12 ou 15%, mais en Afrique centrale les optimistes parlent de 2% d’autres parlent de moins de 2% du commerce intrarégional. Et donc nous sommes une sous-région qui ne commerce pas avec elle-même. Pourquoi ? Parce beaucoup de nos produits sont des matières premières que nous ne consommons pas. En de termes simples, quelqu’un dirait que nous produisons ce que nous ne consommons pas. Donc la diversification économique qui consiste à augmenter la part de produits manufacturés dans notre basket d’exportation permettra non seulement d’endogeniser les emplois ; c’est-à-dire l’industrialisation, l’industrie est le secteur qui créé le plus d’emplois décents et massifs. La population en Afrique est jeune en majorité. 64% de la population en Afrique centrale a moins de 24 ans. Des perspectives d’emplois sont importantes et c’est à travers une industrialisation inclusive et durable qu’on peut répondre à cela. Et aussi lorsqu’on diversifie une économie, on se protège par rapport à un certains chocs exogènes. La crise du Covid-19 est passée par ici, on a vu les effets. La crise de l’incursion ukrainienne est passée et on a vu les effets. Si nous continuons à dépendre des circuits d’approvisionnement extérieurs, nous restons extravertis, nous sommes vulnérables à tout choc qui peut intervenir sur le marché.

N’est-ce pas un doux euphémisme de prétendre à cela alors que le contexte dans nos Etats reste impropre à l’innovation ?

C’est effectivement ce contexte où nous avons en face de nous beaucoup de défis. Que ça soit les défis de productivité à l’agriculture ou à la santé, qu’il s’agisse des défis liés aux changements climatiques ou au difficile accès à l’énergie ; c’est ce contexte qui impose à ce que l’on cherche l’innovation, car c’est une solution. Et donc c’est beaucoup plus dans ce contexte difficile qu’on a besoin d’innover. D’ailleurs les théoriciens de l’innovation parlent de l’innovation induite. C’est-à-dire que ce sont les contextes de difficultés qui encouragent à aller vers les innovations. On ne dira pas que nous sommes en train d’investir sur quelque chose qui n’existe pas parce que les innovations existent déjà. Il y a un problème c’est que les systèmes d’innovations chez nous comprennent beaucoup d’acteurs : les chercheurs, les industriels, les politiciens, les laboratoires, les institutions des droits de propriété, etc. Tous ces acteurs ne sont pas très bien connectés. Nous faisons face à un système déconnecté où finalement toutes ces innovations dont on est en train de parler finissent pas rester en plein laboratoire parce que l’accès au brevet et aux autres instruments de la propriété intellectuelle est un problème pour les jeunes innovateurs ; mais aussi les liens entre les innovateurs et les industries restent très faibles de sorte qu’on ne passe pas à la mise à marché. Ça reste finalement les œuvres de petite échelle qui ne permettent pas d’impacter sur notre productivité.

L’autre défi c’est le défi du financement des jeunes innovateurs qui n’arrivent pas à passer à l’échelle supérieure parce que les banques ne leur donnent pas de financement. Cela parce qu’ils n’ont pas de passé commercial et qu’ils n’ont pas de garantie ; il y a aussi le risque lié à la nouveauté lui-même qui ne permet pas qu’ils aient accès au financement classique. N’est-il pas le moment de réfléchir maintenant sur des financements innovants, le capital-risque par exemple. Des financements innovants où l’Etat pourrait, en partenariat avec le système bancaire créer des fonds de garantie qui permettent à ces innovateurs de développer un procédé qui passe de la conception jusqu’à l’implémentation et la mise en échelle ; pour que finalement nos innovateurs puissent passer à la phase entrepreneuriale. Au-delà de tout ça, ce sont des défis de gouvernance. Lorsque les innovateurs et inventeurs créent des produits et de nouveaux procédés, ceux-ci sont-ils protégés? Tant qu’on ne peut pas protéger un innovateur, lui permettant de bénéficier de ce quasi-monopole pendant un temps, lui permet de revenir sur ses charges, de rémunérer ses efforts, nous assisterons encore au phénomène de la fuite des cerveaux, la fuite innovateurs. Il s’agit donc de débattre sur le développement des capacités à innover, mais aussi protection et rétention de ces capacités chez nous.

Peut-on espérer bientôt des mesures coercitives en direction des banques pour qu’elles s’ouvrent plus aux crédits en faveur des petites et moyennes entreprises ?

La réunion du CIE qui s’achève est une réunion statutaire de la Commission économique de l’Afrique centrale. Ses recommandations sont destinées à la conférence des ministres africains des Finances, de la Planification et du développement économique. Cette conférence qui va se tenir d’un moment à l’autre. Et donc à travers ces discussions d’experts, nous transférons nos discussions qui sont alors adoptées par les ministres. Ils peuvent alors prendre des décisions politiques et économiques. Au-delà de cela, de plus en plus, nous passons de ces idées que nous émettons ici vers des actions. La première réalisation que nous pouvons citer c’est de favoriser le développement des zones économiques spéciales. Nous mettons ainsi en place un cadre où les industriels peuvent venir se développer et nous les accompagnons avec l’appui des banques panafricaines. Je vous donne un exemple concret. La CEA est en train d’accompagner le Cameroun dans le développement de la zone économique de transformation de bois à Bertoua, à l’Est du Cameroun. A travers cette zone là nous voulons aider le Cameroun à passer de l’exportation de grumes de bois sans valeur ajoutée, vers des maillons plus élevés de la chaine. Et tout ça demande des innovations, que l’on apprenne comment les choses se font. Nous voulons donc à Bertoua, en partenariat avec le ministère des mines, circonscrire un vaste espace au sein duquel l’Etat va mettre en place des conditions pour attirer des investissements privés étrangers et locaux, afin que nous puissions avoir les majors de l’industrie du bois qui viennent au Cameroun. Dans cet espace-là l’Etat va faciliter l’accès aux infrastructures de classe mondiale : les routes, les chemins de fer, la télécommunication, mais aussi l’énergie. L’innovation que nous voulons est qu’il y’ait au cœur de ces zones économiques spéciales, des centres d’excellence où va être développé des possibilités d’innovations ; des incubateurs d’innovateurs, où on va faire la recherche et le développement. Et en collaboration avec les PME qui sont autour de la zone. La CEA a accompagné le Cameroun à mobiliser la Banque africaine Africa finance corporation. Nous sommes en train de faire la même chose avec Afreximbank. Nous essayons tant que cela se peut de mobiliser et d’animer les banques par rapport aux agendas que nous avons ; mais aussi nous donnons des conseils aux Etats et des recommandations en matière de politique. Vous avez suivi tout le temps des questions d’incitation fiscale. Nous disons qu’il devrait avoir des incitations pour ceux qui innovent. Même pour les banques, les Etats devraient des politiques pour amener les banques à embrasser ces innovations-là.

Nos Etats sont presque tous butés au phénomène des faux secteurs privés comment adressez-vous cette question dans les réflexions pour l’innovation ?

Exactement. Je vais vous dire qu’avant, ce comité s’appelait Comité intergouvernemental des hauts fonctionnaires où nous parlions aux États-membres. Mais de plus en plus on a innové pour l’ouvrir au secteur privé. Nous avons créé des cadres qui nous permettent de communiquer et d’écouter d’abord, parce qu’on ne peut pas résoudre un problème si on n’a pas écouté les acteurs. Les zones économiques dont nous parlions sont des entités pour lesquelles nous pensons que l’Etat a un rôle particulier à jouer. C’est de mettre en place un écosystème, les conditions nécessaires pour le développement mais l’acteur de l’industrialisation c’est le secteur privé. Et donc nous avons des canaux par lesquels nous renforçons les capacités du secteur privé et nous l’accompagnons aussi par rapport à tout ce qui doit être fait. Parce que de plus en plus nous voulons aller vers les partenariats pour l’action, les partenariats public-privé.

Interview réalisée par Louise Nsana

ILS ONT DIT

Alamine Ousmane Mey

Depuis plusieurs décennies, nos pays et leurs habitants, sont invités à mettre en œuvre des politiques en matière de diversification économique pour respecter à date les visées de leur développement durable et inclusif. La diversification économique est au centre des échanges tenus ici à Yaoundé. Cela du fait qu’elle reste encore un des défis majeurs pour nos économies malgré le potentiel énorme. L’Afrique centrale et de l’Est continuent de dépendre massivement des exportations des matières premières. Ce qui ne permet pas d’ajouter de la valeur, de créer des emplois et de soutenir un développement durable et inclusif. Ces situations conjuguées à la conjoncture mondiale défavorable et des effets corollaires interpellent nos Etats sur l’urgence d’explorer de nouvelles voies impulsant la transformation économique. La recherche de la croissance économique nécessite des processus continus de la transformation structurelle des pays et le passage des secteurs d’activités à faible productivité, à des secteurs à forte productivité. Et pour ce faire, il est nécessaire de renforcer les programmes d’innovations. Cette innovation nécessite d’investir davantage dans la recherche or les niveaux d’investissements dans nos zones en Afrique centrale comme en Afrique de l’Est restent inférieurs à ceux d’autres régions du monde. D’où la nécessité d’amplifier les programmes d’innovations

Pr Daniel Ngassiki, économiste et financier

« Chaque Etat peut mettre ses actions sur le marché pour avoir plus de financements »

L’Afrique fait face à un grave déficit de financement. Les ressources publiques internes sont faibles par rapport aux besoins puis le poids de la dette l’empêche de continuer à compter sur les ressources d’endettement. Il revient aux populations de savoir à qui appartient l’Etat. Si l’Etat est conçu comme une grosse entreprise, ses actionnaires implicites ce sont les citoyens. Donc il s’agit de trouver des capitaux pour l’Etat par acquisition des actions de l’Etat sans droit de vote qui sont mis sur le marché. Et ces actions sont aussi en partie distribuées gratuitement à tous les citoyens. Donc dans les actions pour financer un projet comme le consortium, l’Etat doit apporter de mettre en participation implicite les actions des citoyens, puisqu’il peut échoir à chacun des milliers d’actions. Et si on valorise les actions de l’Etat, le marché des actions existe, on peut donc avoir des ressources pour les Etats. J’ai cherché et je ne trouve pas d’autres solutions prometteuses pour le financement des projets que ces actions qu’on peut mettre souverainement sur le marché et le marché existe, il compte dix-neuf mille milliards de dollars. N’importe quel Etat peut mettre ses actions sans droit de vote sur le marché. Pour un projet comme le consortium, nous visons à apporter l’énergie mais pour pouvoir vendre un produit, il faut d’abord l’avoir produit. Or pour pouvoir produire de l’énergie, il faut un financement fort. Les projets de financement de l’énergie se chiffrent en termes des centaines de milliards de dollars. Donc si nous n’apportons que 100 millions, 50 millions, un pays va apporter 2 milliards FCFA comme nous avons l’habitude de le faire, le projet aura de la peine à démarrer. Et donc une solution innovante c’est que l’Etat mette ses actions sur le marché pour avoir suffisamment d’argent. La différence c’est que ce n’est pas comme les obligations et les bons du trésor qui ont des échéanciers de remboursement. Ce sont des fonds qu’on met sur le marché mais qu’on n’a pas l’obligation de rembourser.

Nelly Chatue-Diop, CEO  Ejara Investments Group

On parle d’un consortium qui va rassembler plusieurs parties-prenantes, que ce soit les Etats limitrophes du bassin du Congo, les entreprises, les bailleurs internationaux, etc. Pour pouvoir mettre tout cela en musique et garantir la transparence et les règles de gouvernance, au standard internationaux qui nous permettront de mobiliser le maximum de fonds, on  propose d’utiliser une technologie innovante qui s’appelle la blockchain, qui est ce nouveau protocole internet qui assure cette décentralisation et qui va garantir que même dans des projets de type crédit-carbone, on puisse enfin prétendre à des prix internationaux. On l’a dit au cours des travaux, parce qu’il n’y a pas d’harmonisation, il n’y a pas de transparence et la valorisation nécessaire par nos experts, on arrive à avoir des prix de 5 dollars au lieu de 100 dollars en matière de crédit carbone. Il y a une différence de 95 dollars par rapport aux prix pratiqués ailleurs. C’est la différence entre tous ces projets de financements, ces projets hyper valorisants pour notre continent qui ne sont pas faits. C’est pourquoi depuis un an avec Ejara, on a voulu mettre dans les mains de tout le monde, les conducteurs de mototaxis, commerçants, ces produits censés être réservés à une élite et aux institutions. Aujourd’hui tout le monde, à partir de 1000 FCFA, il suffit d’avoir son téléphone et la connexion internet, pour pouvoir acheter en un clic les OTA (obligation du trésor assimilable) du Cameroun, du Congo, du Tchad. C’est avec cette même technologie que les populations pourront participer au consortium. Parce que l’idée c’est que pour chaque projet – que ce soit les crédits bleus, la valorisation des bassins hydriques, le crédit jaune ou les projets d’énergie solaire, la valorisation des émissions carbone de nos forêts – l’idée c’est de pouvoir émettre des tokens qui seront accessibles à tout le monde à partir d’un montant finalement ridicule et qui vont générer des intérêts sur la base aussi des crédits qu’on pourra aller chercher ; parce que dès qu’on commence à sécuriser et standardiser des crédits carbone,  on va les vendre sur le marché international et les prébendes seront reparties à tous les actionnaires, des Etats jusqu’aux communautés locales.

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