Autrefois miroir du commerce régional, il n’offre plus qu’un plus qu’un reflet trouble. Ce 10 octobre 2025, le port fluvial de Garoua s’est réveillé sous un manteau de poussière et de brouillard laissé par la nuit. Alors que les premiers rayons du soleil se reflètent sur l’eau de la Bénoué, un pêcheur surgit, brandissant une canne quatre fois plus grande que lui. « Je pêche le poisson dans les épaves de bateaux et de pirogues, là où les poissons viennent se cacher, c’est très facile de les attraper », explique-t-il, avec l’air de quelqu’un qui a trouvé la recette secrète du bonheur. Au loin, un homme joue à cache-cache avec nous, s’éloignant chaque fois que l’on croit s’en approcher. Et voici qu’on tombe nez à nez avec, un autre pêcheur. Nu comme un ver, il taquine le reporter et fait observer que nous avons pénétré le territoire des naturistes, un territoire où l’art de la pêche passe par la nudité. « C’est comme çà ici depuis que le port est mort », confie-t-il, avec un sourire aussi large que le fleuve. Mort, vraiment ? On voudrait protester, sauver au moins l’honneur du géant fluvial. Mais les eaux de la Benoué semblent embarrassées d’elles-mêmes, comme si elles s’excusaient d’exister encore. Autrefois miroir du commerce régional, elles n’offrent plus qu’un reflet trouble, brisé par les carcasses de barges immobiles. Le fleuve soupire, le quai craque, et le vent siffle des chansons de départ sans retour. « Le port de Garoua est mort, je vous l’ai dit », répète le pêcheur nu, philosophe malgré lui. Face à nous, la silhouette du port se dresse, si l’on peut dire, dans un équilibre précaire, pareil à un vieillard qui refuse de s’asseoir de peur de ne plus pouvoir se relever. Crevassés comme des joues ridées, les entrepôts laissent passer des ronces et des souvenirs. Les grues, ces girafes métalliques, s’inclinent doucement dans le vent, méditant sur leur gloire passée. Jadis, elles levaient des tonnes de marchandises. Aujourd’hui, elles lèvent à peine un soupir. Flâner ici, c’est marcher dans une élégie. Chaque pas soulève un nuage de poussière, comme si le sol lui-même cherchait à nous cacher la vue. Le port de Garoua ne s’effondre pas : il s’étire dans son agonie, avec la grâce maladroite d’un éléphant dans un hamac. Aboubakar, ancien docker au visage buriné par le vent et la nostalgie, gratte sa barbe et soupire : « Avant, on partait tôt, le cœur battant. On savait que la journée serait longue, mais on rentrait avec de quoi nourrir les enfants. Maintenant, on vient juste pour bavarder avec les oiseaux ». Il montre du doigt une vieille barge éventrée, où de nombreux pique-bœufs et quelques hérons épuisés partagent le répit de ces ruines bienveillantes. « Voilà nos nouveaux collègues », dit-il en riant. Son rire sonne comme une boîte de conserve qu’on écrase. Ruines Entre les murs fissurés des anciens entrepôts, une vieille radio grésille quelque part, diffusant un makossa nostalgique. Visiblement, la vie ici a trouvé d’autres locataires. Dans ces cathédrales de tôles et de rouille, hommes et bêtes cohabitent en silence, unis par la même fatigue, par le même instinct de survie sous la chaleur impitoyable de la partie septentrionale du Cameroun. Des sans-abris y ont dressé des lits de fortune, faits de cartons, de filets de pêche. Des enfants jouent au foot avec une bouteille en plastique, juste à côté d’un hangar éventré. Comme des alpinistes, des chèvres escaladent les vieilles armoires. Des moustiques et des grenouilles chantent leurs versets. Le tout baigne dans un décor surréaliste, où la rouille, la moisissure, la poussière, se mêlent au parfum âcre du gasoil, du poisson séché et du chanvre indien. Et quand le vent s’y met, les tôles des entrepôts entonnent un concert de métal rouillé, digne d’un orchestre de fin du monde. Sur les quais, on dirait que tout est là pour nous rappeler que le temps et l’abandon ne font pas de cadeau. Ici, des restes se mêlent à ceux du présent : chaussures orphelines, sacs éventrés, chemises abandonnées par des voyageurs pressés de rejoindre le Nigéria. « Les objets aussi veulent rester ici. Ils se souviennent de ce qu’était cet endroit auparavant », ironise Amina, vendeuse de poissons séchés, les mains noircies par la fumée. « Avant, ma pirogue partait le matin, arrivait le soir. Maintenant, on attend trois jours, et quand elle revient, elle sent le désespoir mariné ». Nostalgie Fadimatou Idriss, cheffe d’une petite coopérative de transport fluvial basé à Garoua et au Nigéria, note dans son carnet les maigres allées et venues de la semaine : « Il y a dix ans, je comptais trente pirogues par jour. Aujourd’hui, j’en vois deux, parfois trois quand Dieu est de bonne humeur ». Son bureau, une baraque en planches rongée par les termites, fait face à un quai désert. « Même les poissons ont déserté la Bénoué, ils doivent trouver le courant trop lent. Avant, les cris des dockers couvraient le chant des oiseaux. Maintenant, c’est l’inverse ». Elle montre une vieille balance rouillée. « On pesait des sacs de riz, des noix de karité, des cargaisons entières de coton. Aujourd’hui, on pèse le vent». Plus loin, dans un hangar transformé en garage improvisé, on croise Ibrahim Djouldé, ancien capitaine de barge devenu réparateur de vélos ici à Garoua. « J’ai conduit ici jusqu’à vingt convois par mois, dit-il avec un sourire mélancolique. On transportait du ciment, du carburant, des rêves. Maintenant, je répare des pneus crevés et des rêves percés ». Il montre du doigt une vieille photo jaunie : on y voit sa barge, fière, pleine à craquer, un drapeau flottant dans la brume. « Quand j’ai quitté la navigation, j’ai pleuré. Mais vous savez quoi ? Les larmes, ici, sèchent plus vite que les budgets ». Il rit, un rire nerveux, puis ajoute : « Le trafic a fondu comme beurre au soleil. A l’époque, chaque départ d’embarcation vers le Nigéria ressemble à un petit chaos organisé.
J’aime ça :
J’aime chargement…