Bloc 5 Awae Escalier (Yaoundé 4e): la pauvreté au millimètre carré

Visages d’un quartier où les sous-produits de la misère se livrent un duel épique.

«Comment je fais pour vivre?» En choisissant ces mots, Barthelemy F. ne se limite pas à nous retourner une question imposée ce 19 juillet 2024. On dirait même que notre échange sert de combustible à une litanie. «Comment pouvez-vous demander à un Camerounais, père de 5 enfants, comment fait-il pour vivre?», insiste cet habitant du quartier Awae Escalier (Yaoundé 4e). Pour la suite, il s’invente une langue ouverte à la béance de sa vie: «Ce que je vois, je fais, ce que je ne vois pas, je ne fais pas. C’est comme ça depuis 2014». En insistant sur cette dernière précision, Barthelemy F. ne manque pas de convoquer un fond d’images aux relents honteux. «Ma vie est pire que celle d’un animal. Pour faire manger mes enfants, je fouille dans les immondices à la recherche de bouts de plantain crus jetés par les vendeurs de vivres au marché d’Ekounou», renseigne-t-il, assis à la véranda de sa bicoque désaffectée. D’un ton rieur, il nous invite à une forme de découverte «émerveillée» dans un rayon d’environ 100 mètres.

De l’infime et du global
Sous nos yeux se déploie un tableau improbable. Ici et là, nous déterminons aisément l’échelle de vie des habitants. L’un d’eux nous propose de l’eau à boire aux couleurs chamarrées. «C’est dans le puits que vous voyez là que nous la puisons», confie-t-il. La scène offerte à notre regard est animée par une eau dans laquelle vit joyeusement une faune à l’aspect tropical, dont on ne sait si elle relève d’une excroissance des espèces marines ou d’une variation de certains spécimens. De l’infime et du global, tout s’inscrit dans un registre qui, à la fois, traduit de nouveaux agencements homme-nature et cristallise la pauvreté.
Il est 13 heures ce 19 juillet 2024. Par une fenêtre ouverte, on entend la radio nationale. Le speaker annonce pour les 23 et 24 juillet 2024, le lancement de la session de préparation du budget pour le compte de l’exercice 2025. L’énoncé fait rire un groupe d’amis occupés à s’enfiler des whiskies en sachets à quelques mètres d’un centre de santé, à l’entrée duquel trônent des déjections de chiens. Des bribes de conversation avec le promoteur de la minuscule structure, l’on apprend que plusieurs parents d’enfants malades évacués ici peinent à acheter une plaquette d’antipaludéens. «On n’en peut plus de vivre de manière entravée, où tout ce qui peut sembler normal ailleurs, comme le simple fait de soigner nos enfants ou avoir de l’électricité 7 jours sur 7, est source de complications», lance un homme qui revendique le statut de «fonctionnaire depuis 30 ans». Il se désole de ne pas pouvoir payer de grandes études à son fils aîné. «Il est brouettier au marché d’Ekounou», signale-t-il, réactivant du même coup le thème de la «société bloquée par l’extrême pauvreté».
Résumé par une métaphore qui évite d’utiliser de gros mots, ce thème n’a rien d’anecdotique ici au bloc 5 d’Awae Escalier. Ici, c’est une mère qui vend à d’autres enfants des bonbons triés par son fils tuberculeux. Là, c’est quelques jeunes femmes. De loin, leurs strings à rayures sont à la merci de notre regard. Pointées comme des vendeuses de sexe par quelques voisins, un pasteur d’une église réveillée les endort à l’aide d’un sermon articulé autour de «la transformation du quartier en un paradis d’ici quelques jours». Plus loin, des journaliers payés au noir déchargent de la terre d’un camion. «Je n’ai pas vu 2000 FCFA depuis deux semaines. Voilà pourquoi je suis venu ici, car depuis je ne mange que 5 beignets et quelques grains de haricot avant de dormir», confesse l’un d’eux. Sans le dire ouvertement, il nous apprend qu’il vit avec 100 FCFA par jour.
Plus loin encore, le football est roi. Il semble bien qu’en le pratiquant, des jeunes du quartier exorcisent leurs vies cabossées en rêvant de devenir des Samuel Eto’o. Plus on avance, plus on se persuade de la très grande improbabilité qu’un rayon de soleil puisse percer cet univers de misère où les sous-produits de la misère se livrent un duel épique.
«Nos vies sont un condensé de ce que le gouvernement ne sait plus voir», abrège Sandra Mfegue, la cheffe du bloc 5 du quartier Awae Escalier. En construisant un champ d’affects impersonnels, la jeune dame opère un rapprochement du proche et du lointain: «2035, c’est dans 10 ans. Mais nous, ici, nous ne pouvons pas nous identifier servilement à ceux qui vont atteindre l’émergence»

Jean-René Meva’a Amougou

«Émergence en 2035» : l’ivresse du slogan se dissipe

Des chiffres prouvent qu’au fil du temps, les stratégies de lutte contre la pauvreté n’ont pas prise sur le quotidien des Camerounais.

«Il fut un temps où, à tout-va, et comme dans une nouvelle sorcellerie, l’on scandait 2035 comme l’année de toutes les voluptés aux Camerounais. Pour entretenir cette illusion, le gouvernement n’a d’autre choix que de se livrer à une surenchère en termes de promesses aussi démagogiques qu’intenables», ironise Dr Jude Batoum. «Or la réalité actuelle met clairement en vedette des protocoles distancés de 2035», postule l’économiste. À l’en croire, «par rapport à 2035, le Cameroun est entré dans une errance de pauvreté infinie telle que l’expliquent de nombreux chiffres».

Exemples
Ceux-ci viennent de la Banque mondiale (BM). Récemment, dans ses projections, l’institution de Bretton Woods a estimé que si les tendances actuelles se maintiennent, le taux d’extrême pauvreté pourrait grimper à 25 % d’ici 2026 au Cameroun. Huit millions de citoyens pourraient en être affectés directement. Usant de quelques éléments de contexte plus profonds, la BM a établi que, depuis 2001, la population vivant dans l’extrême pauvreté a déjà augmenté de plus de 2 millions et dépasse désormais les 6 millions, soit 23%.
Dans la foulée, l’on ne peut se garder de rappeler autres chiffres alarmistes publiés le 24 avril 2024 par l’Institut national de la statistique (INS). Inspirés de la 5e Enquête camerounaise auprès des ménages (ECam5), lesdits chiffres soulignent une augmentation de l’incidence de la pauvreté au Cameroun. Elle est passée de 37,5% à 38,6% entre 2014 et 2021, apprend-on. En fait, la charge de la pauvreté est explosive, selon l’INS. Car, «près de deux Camerounais sur cinq vivent en dessous du seuil national de pauvreté, estimé à 813 FCFA par jour et par personne. Avec ce seuil, ce sont environ dix millions de personnes qui vivent dans la pauvreté en 2022, pour une population totale estimée à environ 27 millions d’habitants ».
Et pour écraser toute opposition à la véracité de ces prévisions, Dr Jude Batoum rappelle qu’en février 2019, lors de l’évaluation du Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE), cette situation dramatique avait déjà été mise en évidence par Paul Tasong. «Entre 2010 et 2018, la pauvreté au Cameroun a reculé de moins de 3%, alors même qu’on avait espéré faire reculer ce phénomène de 10%», avait avoué le ministre délégué auprès du ministre de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat).
«D’où sans doute, la conviction que non seulement les politiques publiques ne permettent pas d’en finir avec la pauvreté, mais, conduisent à des résultats bien insuffisants, de façon générale. Puisque le rythme de réduction de la pauvreté (autour de 0,34 par an) est extrêmement inférieur à celui d’évolution de la population (en moyenne de 2,6% par an). Ce qui laisse dubitatif quant à l’atteinte de l’objectif de la Stratégie nationale de développement (SND30), qui vise à ramener l’incidence de la pauvreté à 30,8% d’ici 2030», théorise Dr Jude Batoum. L’universitaire nuance tout de même: «le Cameroun fait face à une fragilité économique exacerbée par des conflits qui touchent 6 des 10 régions du pays, ainsi que par les effets du changement climatique sur les ressources naturelles, essentielles pour l’agriculture, principale source de revenus pour 4 travailleurs sur 10».

Jean-René Meva’a Amougou

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

WP Radio
WP Radio
OFFLINE LIVE
Retour en haut