Aïe Jo Mamadou : cœurs qui saignent, chœurs qui chantent

De son vivant, il a créé le couplet. Après sa mort, le public assure le refrain.

«C’est le cœur lourd que nous annonçons que notre frère adoré Aïe Jo Mamadou, le Lion Blanc, nous a quittés», ont écrit sur Facebook ses camarades de l’Ecole Notre-Dame des Victoires de Nkol-Ewoé. «Nous sommes choqués, tristes et avons le cœur brisé. Notre frère était un homme incroyable. Il reste éternel jusqu’ààààà !», ajoutent-ils. «L’argent a soigné la maladie, mais n’a pas soigné la mort. Nous gardons les doigts levés vers le ciel. Pour qu’Il t’accueille dans la quiétude éternelle. Bon voyage Aïe Jo Mamadou», poste l’artiste Koppo. Cela faisait plusieurs mois que l’état de santé du chanteur inquiétait ses fans. Malgré la promesse répétée de son retour sur la scène, le «Lion Blanc» est mort le 20 septembre, aux environs de 20 heures, au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Yaoundé. Il avait 62 ans. Dans une vidéo réalisée par l’un de ses proches quelques jours seulement avant son décès, le fauve du bikutsi, tremblant et essoufflé, écartelé entre ivresse de vivre et détresse de mourir, tient à faciliter une communication manquante autour de l’infection de la rate. Devenu débilitant et incurable, le mal terrorisait le chanteur depuis des années. «J’irai sous la terre; je ne dois rien à personne», lance-t-il, en guise d’adieu.

«Un exemple d’écriture»
Avant de s’en aller, Martin Magloire Meva’a (de son vrai nom) laisse à postérité les œuvres inouïes qu’il a su créer. On démarre avec «Amour à 100%». Si le nom de la chanson laisse à croire à une histoire d’amour, elle est surtout une ode à la vie ordinaire. Pour un album qui laisse entrevoir une thématique aux couleurs intimistes, les paroles caracolent en petit cheval jovial; les phrases digressent sans jamais agresser et le verbe godille entre dérision et sincérité. «Un exemple d’écriture musicale supérieure qui, inspirée de Messi Martin, a le mérite d’avoir traversé le temps», soutient Albert Mvondo alias «Atebass». «Amour à 100%, une chanson immensément subtile et sophistiquée digne d’être élevée au rang des beaux-arts», s’épanche Pr Eric Mathias Owona Nguini.

«Lisibilité musicale à la Messi Martin»

En 2008, Aïe Jo Mamadou est bien là tout entier, au garde à vous des attentes de ceux qui l’ont découvert quelques années plutôt. Cette fois, il sort «Souvenir». «De nombreux chroniqueurs musicaux à l’époque se sont appliqués à souligner uniquement l’essence de cette chanson, c’est-à-dire une chanson sur un amour impossible», se souvient Serge Pouth. «Et pourtant, ajoute le journaliste culturel en service à la CRTV, Il y a là, de fait, des vestiges d’un certain Messi Martin, tant un étagement harmonique aigu dans un déchaînement de percussions, une écriture éclatée, fragmentée, propice à un suivi aisé pour l’auditeur y sont bien repérables». Pour faire bref, Aïe Jo Mamadou, lui, a une manière de caractériser sa musique par une grande clarté des lignes vocales. De quoi séduire, une nouvelle fois, la critique du Pr Eric Mathias Owona Nguini: «Toute bonne oreille musicale a sûrement constaté que, chez ce compositeur exceptionnellement doué pour la musique vocale, toutes les chansons sont ramassées, homogènes, intelligentes, afin d’assurer une remarquable unité thématique, qui se dégage de bout en bout, permettant une cohésion ainsi qu’une lisibilité musicale assez rare dans le bikutsi depuis l’époque de Los Camaroes de Messi Martin». Comme un axe cosmogonique autour duquel se construit une carrière, l’esprit de Messi Martin rôde non loin de celle d’Aïe Jo Mamadou. Quand en 2009, il met l’album «Etat d’urgence» sur le marché, le fils de Ze Pongmoni et de Julienne Abomo salue l’extraordinaire héritage de celui qu’il appelle «Dieu du Bikutsi». Lors d’un concert à Malabo, l’artiste déclare: «C’est mon père spirituel». L’émotion est là, présente et juste, renforcée par la pureté de la composition.

Pour celle-ci, La Gazetta (quotidien équato-guinéen) ne tarit pas d’éloges: «Dans cette chanson («Etat d’urgence»), Aïe Jo Mamadou apporte avec lui un nouveau beat qu’il entend faire circuler partout en Afrique centrale». Après une tournée dans tous les pays de la Cemac, le bilan est tiré dans les colonnes de Cameroon Tribune en avril 2010. «Partout où il a presté, la question de l’ambiance, la notion de foule, l’idée de la fusion du public, le charisme de l’artiste, le registre des émotions, l’idée d’intégration sous régionale, toutes ces notions ont été mises ensemble», écrit le quotidien camerounais.

«Délicatesse et élégance»
Curieusement titrée «Alerte maximale», la chanson signée Aïe Jo Mamadou sort en 2018. Au premier abord, elle s’ouvre sur les affects et sur une approche à la fois totalisante et englobante de l’effervescence. C’est fou quand les chœurs s’emparent des refrains. Voix pleine de souffle, l’«agrégé en faculté de bikutsi» signe les mots d’une rare intensité. Il va même jusqu’à parler de sexe sans renoncer à la délicatesse et l’élégance qu’on lui connaît. «Un type de beat bien carré qui s’apprécie bras croisés en hochant la tête d’un air douillet», commente François Bingono Bingono. Selon le journaliste-anthropologue, «là-dedans, il ne s’agit pas pour l’artiste de représenter un paysage, une montagne ou un monde, à la manière dont le peintre de chevalet s’en va au motif pour reproduire ce qu’il voit, mais de faire apparaître à même la toile la manifestation brute de l’acte de création. Aïe Jo Mamadou ne se limite pas à faire de la bonne musique; il renvoie aussi à un entrelac de mémoire plus profond qui semble se nouer comme autant de sédiments passés de sa propre vie, qui échappe aux coordonnées de notre géographie du visible». La suite semble dire la même chose autrement: «En fait, il reprend à son insu peut-être, l’étrange quête spirituelle de tout artiste, inversant l’horizon de son avenir, à l’image d’une montagne qu’il devine à l’envers».

«Quand c’est bon c’est bon»
En 2020, ce titre renforce tous ces éléments. La chanson est porteuse de codes et signes qui détaillent «un programme intérieur». Cette fois, «Le Lion Blanc» propose un bikutsi auquel personne ne parvient à trouver de nom propre. Le désignant tantôt de «classique» par métonymie, tantôt de «bon» par hommage, tantôt de «sérieux» ou «savant» par respect ou recul, les avis s’enchaînent sur la toile. Des plus futiles aux plus nobles, tous les prétextes sont bons pour crier au génie et proclamer l’immensité de la marmite professionnelle d’Aïe Jo Mamadou. En tout cas, «Quand c’est bon c’est bon» s’empare de la scène pour éclabousser de son énergique esprit les chansons antérieures. C’est que là, «l’Agneau de Dieu» bénéficie du doigté d’un certain Ange Ebogo Emérant. Simple choriste au milieu de dizaines de camarades, «le Vieux» laisse s’épanouir le talent d’Aïe Jo Mamadou. La musique est écoutée pour elle-même. Elle se déploie par du rythme et des hauteurs, tel un écrin valorisant quelque bijou dont il épouse la forme. «C’est avant tout l’expérience d’entrer, de demeurer et de sortir d’une chanson, d’y être physiquement plongé de tout son être ici et maintenant, avant de la comprendre», se satisfait Francis Ngoumou, le maire de Mfou (région du Centre).
Ami d’Aïe Jo Mamadou, l’édile estime que si le natif de Nanga-Eboko n’avait pas cartonné en chanson, certainement, il aurait triomphé en boxe. «Par sa silhouette, par son vestiaire et par son aptitude, il aurait été champion du monde de sa catégorie», regrette Francis Ngoumou. «C’était un manifeste esthétique, un roseau élégant, que ses choix vestimentaires reflétaient, mais dont la personnalité déteignait sur sa mise», ajoute-t-il.

Ongoung Zong Bella

Repères
• 1992: Première maquette
• 1994: 1er album « Amour à 100%»
• 2000: 2eme album «5e commandement»
• 2002: 3eme album «Souvenir»
• 2004:4eme album «Allez-vous en»
• 2006: 5eme album «Code pin»
• 2007: 6eme album «Action réaction», sacré Meilleures ventes de l’année artiste de l’année au Cameroun, et remporte aussi le prix du meilleur album (Canal d’or de l’artiste masculin de l’année)
• 2008: Grand Prix Messi Martin au Festi Bikutsi.
• 2018: 7e album «Alerte maximale»
• 2020: 8e album «Quand c’est bon c’est bon»

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