Incernable, indescriptible, ineffable, face et surface, dedans-dehors, soi-même et l’autre, fixe et fugace, le moto taxi appartient plus au monde des métaphores vives. Mais, à peine prononcé, il fait jaillir des gerbes de beauté, des élans d’intégration sous régionale.
En août 2019, le Nigéria décide unilatéralement d’interdire la circulation des marchandises avec les pays frontaliers (le Bénin, le Niger, le Tchad et le Cameroun), tout en maintenant le libre passage des personnes. «Mais les gens ont continué de sillonner tous ces pays. Grâce à la moto, des mouvements de toutes durées, de transhumances, de migrations aux simples voyages de visite cela reste possible», observe Mahamat Ben Chamjila. Lorsqu’on s’approprie ces mots du journaliste tchadien, on écrit sur le mode «on prend la route».
Kousséri
Les traits du voyage sont à peine esquissés que des mototaxis sont là. À Kousséri (frontière Tchad-Cameroun), ils sont au lieu-dit Ngueli. On s’y coule comme on se loverait devant un film, fasciné par les images mouvements des engins à deux roues. Gonflés de leur propre énigme, ceux qui les conduisent sont des hommes, jeunes pour la plupart. Leur nombre rappelle la chronologie d’une activité qui, si elle s’est augmentée au fil du temps, est en transformation constante. «On a remarqué que plus le Tchad s’ouvrait aux autres pays de la sous-région, plus les moto-taxis augmentaient en nombre au niveau des frontières», observe encore Mahamat Ben Chamjila. «Entre Ndjamena et Kousséri, la moto est le symbole de la libre circulation totale. Entre les deux localités, l’esprit moto n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui», assure l’homme de médias. Sa perception est beaucoup plus fine et plus investie quand elle aborde autrement le thème de la libre circulation : «La moto, c’est la liberté de pouvoir aller là où les autres véhicules terrestres à moteur ne vont pas. De pouvoir s’arrêter où on veut, sans gêner. De pouvoir rouler très vite… ou pas. Rouler à moto, c’est vivre libre, exercer sa liberté de mouvement, de déplacement dans un monde de plus en plus formaté, corseté».
Que cet énoncé constitue un point d’appui pour évaluer le niveau d’intégration sous régionale induits par la moto, personne ne le conteste à la frontière Cameroun-Tchad. Entre citoyens des deux pays, la pratique de la moto semble se transmettre par un code génétique. «Tout le monde ou presque conduit la moto ; et cela nourrit et enrichit les liens et solidarités familiales : entre villes et villages ou entre les membres de familles vivant dans différents pays», écrit Djor Nimane, autre journaliste tchadien. Selon ce dernier qui dit avoir parcouru tous les pays d’Afrique centrale, les deux-roues répondent aux demandes croissantes en matière de transport, d’accessibilité et d’emploi de part et d’autre de la frontière. «Dans une économie sous régionale où le sous-emploi est massif et la formation professionnelle limitée, partout cette activité est un moyen de subsistance pour plusieurs ménages», explique-t-il. Pour la suite, Djor Nimane dévoile son carnet de route. «Au-delà des problèmes de congestion et de défection des voies de communication, caractéristiques de nombreux pays d’Afrique centrale, les insuffisances dans l’offre de transport public formel ou artisanal et les difficultés des autorités publiques à réguler le secteur, ont ouvert la voie aux taxis-motos. La forte disponibilité et le caractère bon marché des facteurs de production, c’est-à-dire la main-d’œuvre en quête d’emploi et les perspectives d’un retour sur investissement rapide pour les détenteurs de capitaux, ont également favorisé le développement de cette activité génératrice de revenus».
De l’analyse de surface jusqu’à l’écoute des profondeurs, il apparait que l’activité de moto taxis consacre l’intégration des peuples en Afrique centrale. «Selon une étude du ministère gabonais des Transports, de la Marine Marchande et de la Mer, environ 5000 personnes originaires d’autres pays d’Afrique centrale exercent comme conducteurs de motos dans différentes villes du Gabon. Dans un grand nombre de cas, ils sont Camerounais, Centrafricains ou Tchadiens», informe l’Union. Dans une sorte de travelling sous régional, ce média s’essaye à la configuration de «l’espace mototaxis» en Afrique centrale. «Le territoire urbain est globalement structuré par plusieurs réseaux de conducteurs de taxis-motos qui occupent anarchiquement les carrefours, les rues et les places publiques. Il faut chercher ainsi à décoder les liens sociaux visibles et invisibles qui se nouent et se dénouent, d’une part entre conducteurs et usagers pendant la négociation des prix et sur la moto durant le trajet, et d’autre part entre les conducteurs dans les points d’arrêts, dans les carrefours et dans différents lieux de chargement. On pourra comprendre les relations entre les conducteurs, les usagers et les territoires à travers la notion d’espace vécu, par laquelle les itinéraires quotidiens des gens sont répertoriés, ainsi que les pratiques quotidiennes et les représentations des espaces fonctionnels», écrit l’Union (édition du 15 mars 2022).
Yaoundé et Douala
Dans ces deux grandes métropoles camerounaises, le secteur des motos taxis est depuis plusieurs années le terreau d’une exploitation bien spécifique de la main-d’œuvre étrangère. «Vous avez des Tchadiens, des Burkinabés, des Centrafricains, des Maliens qui nous conduisent et qui font que l’urbanisation anarchique et ces quartiers enclavés ne constituent pas un obstacle insurmontable à la mobilité quotidienne», assure un cadre de la mairie de Douala. «Ils (les moto taxis) permettent de créer un effet bénéfique résultant d’une offre nouvelle de travail, notamment dans des zones boudées par les taxis conventionnels», appuie Raphael Ze Tolo ; Dans l’entendement de ce syndicaliste camerounais, «c’est grâce aux étrangers exerçant ce métier que le réseau de lignes structurantes des taxis-motos est très dense à Yaoundé par exemple, sous forme de toiles d’araignées qui maillent tout l’espace urbain. Contrairement aux réseaux de lignes des taxis collectifs, composés d’un ensemble de lignes de longue distance assurant des dessertes régulières entre le centre-ville et les quartiers périphériques sur les pénétrantes et les axes bitumés à fort trafic, les taxis-motos opèrent sur l’ensemble du périmètre urbain et périurbain en empruntant toutes les rues sans distinction aucune».
Zone des «Trois Frontières»
A Kye-Ossi, le nombre d’étrangers motos taxis n’a pas cessé d’augmenter. Xavier Oyié, conseiller municipal, fait ce constat. «Grâce à leur efficacité à l’intérieur des quartiers, ont conquis d’immenses territoires et dominé le marché des transports urbains. Cette notoriété leur a valu de s’établir sur toutes les lignes intra-urbaines, concurrençant ainsi les autres modes de transport. Leurs réseaux répondent à des logiques spécifiques d’exploitation». A écouter cet élu local, l’on réalise que le rôle des motos taxis dans leur adaptation quotidienne dans la circulation des personnes et des biens, s’applique dans le contournement des voies légales. «Il n’y a pas de liaisons linéaires et de lignes prédéfinies, surtout pour les nombreux conducteurs ambulants dont les lignes sont pluridirectionnelles et dépendent plutôt de l’origine et de la destination des usagers. Le réseau de lignes innerve tous les compartiments de l’espace urbain et permet à chaque passager d’imposer la ligne au conducteur. Aucun quartier, vieux ou nouveau, enclavé ou accessible, n’échappe aux toiles d’araignées tissées par le réseau de desserte des taxis-motos, ce qui n’est pas le cas des taxis collectifs qui ont des liaisons linéaires fixes et régulières. Il n’y a pas d’interconnexion entre les différentes stations taxis-motos. Pour les conducteurs organisés autour des points d’arrêts, le chargement s’effectue selon l’ordre d’arrivée. Mais la diversité des destinations selon les passagers remorqués exige de la part des conducteurs la disponibilité à faire du porte-à-porte», laisse entendre Xavier Oyié.
Formule
Conscients que leur activité reste en grande partie ancrée dans l’informel et les expose à la précarité et aux conflits avec les services publics, les moto taxis étrangers ont choisi de s’organiser autour des têtes de lignes ou des lieux de stationnement pour bien coordonner leurs actions. A Garoua Boulai (Frontière Cameroun-Centrafrique) par exemple, ces lieux d’arrêt correspondent aux hauts-lieux de brassage des populuations de divers horizons. Au total, on peut dénombrer à peu près 10 points de stationnement informel dans l’agglomération de Garoua Boulai qui ont totalement recomposé l’espace urbain. L’objectif essentiel visé par les membres de chaque station est de réaliser la solidarité, la cohésion de la corporation et d’établir l’ordre dans la recherche des clients, à travers l’institution des tours de rôle. Sauf que la création de ces stations qui, normalement, devrait se faire sous le contrôle des autorités municipales et obéir à des démarches administratives et réglementaires pour éviter l’embouteillage et le désordre dans l’organisation du territoire urbain ne l’est pas. Cependant, plus de 80 % des stations sont installées sans autorisation et occupent les espaces urbains de façon désordonnée. Malgré leur organisation en syndicat, les conducteurs ne payent pas les taxes de stationnement et n’entretiennent aucun rapport avec la municipalité. De l’entretien mené avec la mairie de Garoua Boulai sur cette désorganisation, il ressort que les autorités municipales, par crainte d’explosion sociale face au lobbyisme des conducteurs, sont obligées de fermer les yeux et de tolérer ces regroupements sauvages.
Jean-René Meva’a Amougou
